Page:Sue - Martin l'enfant trouvé.djvu/401

Cette page a été validée par deux contributeurs.

bergiste du bourg arrivait avec un âne portant sur son bât un panier renfermant un morceau de lard salé, quelques œufs durs, la moitié d’un pain blanc, et un petit tonneau contenant environ une dizaine de bouteilles de vin du pays. La servante sortie, notre porte était barricadée, le Limousin plaçait le tonnelet à portée de notre paillasse, sur laquelle il mettait le lard, les œufs, alors il commençait de boire jusqu’à la perte totale de sa raison.

Je n’oublierai jamais qu’un jour le Limousin, après avoir bu deux ou trois bouteilles de vin, et conservant encore quelque suite dans les idées, me développa cette étrange théorie de l’ivresse.

« — Vois-tu, Martin, — me disait-il, — le dimanche est à moi ; si je ne me soûlais pas ce jour-là, je deviendrais ivrogne toute la semaine, et de plus je deviendrais paresseux, envieux, querelleur, et un jour ou l’autre, voleur, peut-être pis encore…

» Je me sens bien… ça serait pour moi trop de travail et de misère, si ça devait être sans fin ni cesse, comme ces grandes routes, rubans de queue de quatre ou cinq lieues de long, qui, lorsqu’on est en marche, rien qu’à les voir, toujours toutes droites et à perte de vue, vous cassent les jambes.

» Moi, chaque dimanche, au lieu de l’infini ruban de queue de ma s… existence (tout sable brûlant et tous cailloux pointus), je vois des cascades d’eau de roche, des montagnes de fleurs, des palais enchantés, enfin,… mon garçon, un tremblement de délices aussi après ça, je regarde les beaux châteaux où je tra-