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pense… cela… que de se dire que l’on fait tant de bien, avec les choses que l’on sait.

Un nouvel éclair de fierté brilla un instant dans les yeux éteints du vieillard, et il répondit :

— C’est vrai… dans mon temps… j’ai su bien des choses… si j’avais parlé… si l’on m’avait écouté… misère serait devenue richesse, malheur… bonheur…

Puis s’interrompant tout-à-coup, le vieillard de plus en plus accablé, reprit avec une ironie amère :

— Non, je n’étais pas seulement un fort bœuf de labour, comme Sauvageon,… l’intelligence ne me manquait pas… Elle ne manquait non plus à Capitaine, mon dernier chien ;… d’un signe il conduisait, poussait ou arrêtait le troupeau où je voulais, et, à lui seul, il défendait mieux qu’une plaisse[1] la lisière d’un bois ou d’un champ… Eh bien !… tout intelligent et brave chien qu’il était, il est mort ici, entre mes genoux, aveugle, édenté,… et presque estropié par un loup qu’il avait étranglé… Capitaine, moi ou Sauvageon, c’est la même chose ; va ! les méchants disent : Ils ne crèveront donc pas,… ces vole-pain, ces sert-à-rien, les bons disent : Pauvre Sauvageon ! pauvre père Jacques !… pauvre Capitaine ! Dans leur temps, quel bœuf !… quel laboureur !… quel chien ! Aujourd’hui les voilà tous trois sur la paille, estropiés par leur devoir, et bons à rien, qu’à crever le plus tôt possible.

  1. Sorte de haie faite de jeunes taillis entrelacés, liens dont, en Sologne, on borde les bois et les champs pour empêcher les bestiaux d’y pénétrer.