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ment de l’esprit du vieillard, Bruyère soupira, puis voulant l’arracher à de sinistres pensées, elle lui dit :

— Souvenez-vous donc de ce que vous êtes, de ce que vous avez été, père Jacques ; il n’y a pas eu dans votre temps de meilleur défricheur que vous ; on parle encore de votre courage au travail ; on dit dans le Val qu’à la houe vous avez défriché jusqu’à un quart d’arpent en un jour !

— Oui, — dit le vieillard avec une sorte de fierté, en paraissant rassembler ses souvenirs, — oui, j’avais une houe deux fois lourde et grande comme celle des autres, et de l’aube au soir je la maniais si dru et si près de terre, que je ne regardais pas le ciel… une fois par heure… Mais bah ! — reprit-il avec accablement et amertume, — pourquoi se souvenir de ça ? Sauvageon aussi était un brave bœuf de labour… il n’avait pas son pareil pour les défrichements de terrains à souches et à racines, il arrachait quasi seul la charrue… Aussi Sauvageon, devenu fourbu, comme moi, a crevé à la peine, dans cette étable là-bas, au coin à droite. Sauvageon ou moi, c’est la même chose. Seulement il est mort, et, avant de mourir, il ne s’est pas souvenu de son temps de jeunesse et de force. Vaut-il pas mieux perdre la mémoire et rester muet que d’envier tout haut Sauvageon ?

— Mais, père Jacques… vous n’étiez pas seulement un travailleur fort et courageux, songez donc à tout ce que vous m’avez appris, à ces préceptes qui changent les terres stériles en terres fécondes… — reprit Bruyère d’une voix émue, — c’est une récom-