Page:Sue - Martin l'enfant trouvé.djvu/161

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Enfin, pour ceux-là insouciance impitoyable, mépris homicide, heureux encore s’ils trouvent, comme le vieillard perclus, protégé de Bruyère, la litière d’une étable abandonnée pour y mourir au milieu de douleurs atroces.

À la vue de Bruyère le vieillard perclus, roulé dans sa litière, interrompit ses douloureux gémissements, tourna péniblement la tête vers la jeune fille. La face de cet octogénaire était livide et d’une effrayante maigreur ; le feu de la fièvre animait seul ses yeux caves à demi-éteints, couché sur le côté, ses genoux osseux touchaient sa poitrine décharnée ; depuis près de deux ans, ses membres étaient restés pour ainsi dire soudés dans cette position ; sa main droite avait seule conservé quelque liberté de mouvement.

Ce vieillard devait à la charité du métayer, bien pauvre lui-même, cet abri et le peu de grossière nourriture qu’il partageait avec les gens de la ferme. Pendant de longues années le père Jacques, c’était le nom du vieillard, avait travaillé dans cette métairie, d’abord comme laboureur défricheur ; mais ce rude métier, pratiqué au milieu des landes marécageuses, ayant développé chez lui les premiers symptômes de sa cruelle infirmité, le métayer, sûr de son zèle et de sa probité, lui avait confié son troupeau, les fonctions de berger qui, quoique actives, ne demandent pas, comme le labour et les défrichements, un déploiement de forces vives ; le père Jacques conserva la garde du troupeau jusqu’au jour où, complètement perclus et absolument plié en deux, il tomba exténué sur la litière dont il ne devait plus se relever. L’isolement où on le laissait au fond de cette étable, l’acuité de ses douleurs incurables, la conscience de ne devoir être délivré