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taillis, ou de brouter les jeunes semis, puis à ramener, le soir, son bétail, dont il partageait la litière.

Et une foule innombrable de créatures naissent, vivent et meurent ainsi, dans l’ignorance, dans l’hébétement, n’ayant de l’homme que l’aspect, ne connaissant de l’humanité que les douleurs, que les misères, ne sachant pas que Dieu les a doués, comme tous, leur donnant une âme qui les rattache à la divinité, une intelligence qui, cultivée, les élève à l’égal de tous.

Le petit vacher venait de conduire son troupeau dans l’étable, lorsque la fille de ferme rentra, ramenant des bords de l’étang voisin, où elle était allée les abreuver, deux chevaux malades ; elle montait l’un d’eux à cru et à califourchon, les jupes relevées jusqu’au genou, hâtant la marche traînante de l’animal, en lui battant les flancs de ses grosses jambes nues et rouges.

La misère, les travaux trop rudes, l’abrutissement tendent tellement, en soumettant leurs victimes à un impitoyable niveau, à effacer les divers caractères d’élévation, de force ou de grâce, imprimés par Dieu à ses créatures, que cette fille n’avait plus de la femme que le nom.

Les traits grossis, tannés, brûlés par l’intempérie des saisons, la taille épaissie, déformée, par des labeurs au-dessus de ses forces ; les vêtements en lambeaux et souillés de fange ; les cheveux en désordre, rassemblés à peine sous un bonnet de coton d’un blanc sordide ; l’air brutal et hardi, la voix rauque, les mouvements virils. Cette infortunée appartenait pourtant à ce sexe que Dieu a nativement doué de cette délicatesse de formes, de cette finesse de carnation, de ces mouvements doux, de