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— Comme tu voudras…

Je me sentais dans une situation d’esprit à-peu-près analogue à celle d’un homme qui rêve, mais qui a vaguement la conscience qu’il rêve ; je n’éprouvais, du reste, aucun remords ; je me croyais fermement excusable ; dans mon haineux ressentiment contre la société, je me disais :

Je lui ai opiniâtrement demandé du travail et du pain, elle ne m’a pas répondu, elle m’a mis forcément dans l’alternative de mourir de faim ou de commettre une action indigne ; que mon infamie retombe sur cette société marâtre ; elle méconnaît mon droit de vivre, je méconnais ses lois.

Sans doute mon compagnon lut sur mon visage l’âcreté de mes pensées, car il me dit :

— Je t’aime comme ça, mon fils : tu es pâle, tu serres les dents… Je suis sûr qu’un bon couteau à la main, tu ne craindrais pas dix personnes.

Mon compagnon venait de prononcer ces sinistres paroles, lorsque nous fûmes obligés de nous arrêter au milieu d’un attroupement causé par quelque embarras de voitures ; l’angle de la rue ainsi obstrué, les passants refluaient ; je m’étais arrêté au bord du trottoir ; soudain je poussai une exclamation involontaire. À quelques pas de moi… j’apercevais Régina dans l’une des voitures arrêtées par l’encombrement.

La jeune fille était vêtue de noir, ainsi que je l’avais toujours vue aux anniversaires de la mort de sa mère ; une légère pâleur couvrait son mélancolique et beau visage, elle semblait pensive.