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monde, je réserve mes aumônes pour les pauvres de ma paroisse qui remplissent exactement leurs devoirs religieux.

Et elle continua son chemin.   .   .   .   .   .   .  

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Lorsque le soir, vers dix heures, épuisé de besoin, je regagnai la demeure du cul-de-jatte, une brusque révolution s’était opérée en moi ; à cette heure encore, je me demande comment elle put être si prompte ; mon âme était noyée dans le doute et dans le fiel ; la révolte, la haine remplaçaient ma résignation habituelle ; après tant de vaines et honnêtes tentatives pour échapper au sort qui m’accablait, les notions du juste et de l’injuste, du bien et du mal commençaient à se confondre dans mon esprit ; je commençai aussi… funeste symptôme… à séparer la pratique de la théorie, en fait d’honorabilité.

J’étais surtout las !… las de souffrir !… las d’espérer en vain ! las de craindre pour l’avenir ! las de me dire : — Mourrai-je pas demain de faim et de froid ?

— « Probité, délicatesse, honneur, ce sont là d’admirables mots, — pensai-je, — je le confesse, mais l’on ne vit pas de cela. Je n’ai rien à me reprocher, j’ai tout fait, tout tenté pour trouver du travail, je n’en trouve pas, ou il est si précaire, si aventureux, qu’il faut affronter les ignobles brutalités d’une tourbe infâme… la mort peut-être, pour essayer de gagner un salaire incertain. Je ne serai pas assez sot pour pousser la pratique des bons principes jusqu’à mourir de faim, plutôt que de faillir. J’accepterai provisoirement les offres du cul-de-jatte, je gagnerai ainsi quelques jours, pendant lesquels