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Il me fallait donc à tout prix gagner au moins six sous ce soir-là pour m’assurer un gîte pour la nuit. Quant au pain du lendemain… je ne voulais pas y songer.

Le matin, l’ardeur de la faim m’avait rendu brutal, presque féroce… je sentis que la nécessité de gagner quelques sous afin de n’être pas arrêté comme vagabond me rendrait aussi le soir… s’il le fallait, brutal… féroce…

La nuit complètement venue je me dirigeai vers les boulevards et je bus, il m’en souvient, à même du bassin inférieur de la fontaine du Château-d’Eau ; j’allai ensuite me poster aux environs du théâtre du Gymnase ; il me sembla reconnaître, et j’en fus peu surpris, la plupart des gens que j’avais vus la veille et le matin à la descente du bateau à vapeur. Ils étaient assis, ceux-là sur les bornes, ceux-ci sur le rebord du trottoir, quelques-uns derrière les fiacres dont la longue file s’étendait jusqu’à la Porte-Saint-Denis.

En voyant passer sur le boulevard les brillantes voitures qui se croisaient en tous sens, et dont les maîtres couraient sans doute à des fêtes, Dieu m’est témoin qu’il ne me vint au cœur nul sentiment d’envie ou de haine jalouse ; je me disais seulement :

― Ces heureux du jour ignorent pourtant qu’à cette heure des hommes attendent avec une terrible anxiété un gain de quelques sous pour avoir un gîte et du pain, et que si ce soir et demain… encore, leur attente est trompée,… après-demain… commencera pour eux l’agonie de la faim.

Cette réflexion me rappelait qu’un jour Claude Gérard me disait ces paroles remplies de sens :