soir je chantai dans un café d’assez bas étage ; je me trouvais en voix, mon succès fut très-grand. Parmi les auditeurs, je remarquai un homme de cinquante ans environ, d’une figure très-intelligente, mais dont la couleur empourprée trahissait son ivrogne d’une lieue ; l’aspect de ce personnage me frappa d’autant plus qu’il était vêtu d’une façon bizarre. Sa mauvaise redingote laissait entrevoir une espèce de vieux justaucorps de velours bleuâtre éraillé, où se voyaient les vestiges de quelques anciennes broderies de similor, et son pantalon rapiécé s’échancrait sur des bottes de maroquin éculées, autrefois rouges.
— Quelque vieil acteur ? je parie, — dit Bamboche.
— Justement, — reprit Basquine. — Ce personnage, qui usait à la ville sa défroque de théâtre, était un vieux comédien d’opéra-comique de province ; son ivrognerie continuelle l’avait fait récemment expulser du théâtre de la ville ; on l’appelait la Baguenaudière. Doué d’assez d’esprit naturel, très-gai, très-bon convive, les oisifs se le disputaient ; aussi était-il toujours entre deux vins, à moins qu’il ne fût complètement ivre… La Baguenaudière, après m’avoir écouté chanter avec beaucoup d’attention, ne m’applaudit pas, mais vint à moi, et me dit : — Je suis un vieux routier… je me connais en voix et en talents… Si tu travailles, ma petite, avant quatre ou cinq ans tu seras première chanteuse à l’Opéra de Paris… Si tu le veux, je le donnerai des leçons, je n’ai rien à faire, ça m’amusera. — J’acceptai avec une vive reconnaissance.
— Et cet homme avait-il véritablement du talent ? — demandai-je à Basquine.