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l’état de sur-excitation cérébrale où je me trouvais alors, ce souvenir fit naître une pensée à la fois bouffonne, ironique et sérieuse.

» — Pourquoi m’inquiéter de l’avenir ?… — me disais-je. — J’ai un métier, un excellent métier tout trouvé. Ces bateleurs montrent cet ogre, dont le talent… assez médiocre talent… (je jugeais déjà l’ogre en artiste rival), dont le talent plus que médiocre se borne, après tout, à engloutir une énorme quantité d’aliments, c’est, sur une grande échelle, un homme qui a très faim, et qui mange… voilà tout ; cela n’a rien de bien nouveau, c’est commun ; je dirai même que c’est quelque chose de répugnant à voir… que ce gladiateur, que ce goujat (j’en arrivai à injurier ce pauvre ogre), se livrant à sa révoltante voracité. Ne serait-il pas beaucoup plus neuf, beaucoup plus curieux et de bien meilleur goût… (voyez où m’entraînait ma jalousie de l’ogre), de montrer un adolescent, familier avec les belles lettres de l’antiquité, second prix d’honneur de l’Université… trente fois lauréat… se livrant, par un heureux contraste, à l’intéressant exercice de manger des poissons vivants ?… (Je me sentais le courage de les manger vivants pour m’élever sur les ruines de la réputation de l’ogre.)

» Ainsi donc, pourquoi n’irai-je pas demain proposer mes petits services à l’un de ces deux bateleurs dont la foule désertait hier les tréteaux pour se presser autour du théâtre de cet ogre insipide, de cet intrigant vorace (je finissais par exécrer sincèrement ce rival).

» — Votre voisin montre un ogre, — dirai-je aux