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mots, des phrases et de la pensée des autres, qu’il me fallut renoncer à exprimer mes sentiments à moi avec des mots à moi, des phrases à moi.

» Par un contraste assez piquant, ce jour même où j’avais renoncé à écrire à mon père, je reçus une lettre d’un cancre de la pension.

» Dans cette missive, le cancre me donnait à savoir qu’en ma qualité de capon, de flatteur… (capon, oh ! oui, mais flatteur… je n’aurais jamais osé), et d’élève très-fort, je lui étais souverainement désagréable à contempler, que je lui agaçais singulièrement les nerfs, en un mot que je l’embêtais, et qu’à l’avenir, si je ne m’arrangeais pas de façon à être quelquefois le dernier, comme tout le monde (ajoutait le cancre), je pouvais, malgré mes protecteurs, m’attendre à recevoir la plus belle volée, à jouir de la plus abondante raclée qui fût jamais tombée sur le dos voûté d’un trop bon élève.

» Je ne vous donne que la substance de la lettre, mon cher Martin, mais c’était étourdissant d’esprit ; je n’aurais de ma vie écrit une lettre pareille.

» Le cancre terminait en me proposant, si j’avais assez de cœur pour ne pas abuser de ma position, de jouter à qui ferait le plus de barbarismes lors de la prochaine composition du prix, seul moyen, — disait le cancre, — d’égaliser les armes entre nous.

» Cet audacieux et cynique mépris de la composition des prix, de ce qu’il y a de plus sacré dans la religion universitaire, me sembla monstrueux ; ce cancre me faisait l’effet d’un sacrilège ; je rêvai qu’on le brûlait en manière d’auto-da-fé, sur un bûcher composé de tous