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Je l’observais à la dérobée. Ses traits, jusqu’alors immobiles et mornes, s’animèrent à plusieurs reprises ; il sourit deux ou trois fois d’un air à la fois très-doux et très-fin, puis il haussa les épaules, chantonna entre ses dents, et ses traits reprirent leur impassibilité première.

Le souvenir du Limousin, mon premier maître, me vint alors à la pensée ; je ne sais pourquoi je crus voir une vague analogie entre les extravagantes hallucinations que le pauvre ouvrier maçon évoquait chaque dimanche dans son ivresse, et l’état d’hébétement extatique mêlé de visions intérieures où paraissait plongé cet homme, pauvrement vêtu, mais qui, d’après plusieurs indices, ne devait pas être ce qu’il paraissait. Ces souvenirs si lointains de mon enfance m’absorbèrent un instant, car ils se rattachaient à Bamboche. Un léger bruit me tira de ces réflexions. Je tournai la tête vers mon voisin ; il venait de renverser la moitié du contenu de son verre. Après avoir bu ce qui restait, cédant sans doute à l’un de ces caprices puérils enfantés par l’ivresse, il trempa le bout de son index dans l’une des rigoles d’eau-de-vie qui serpentaient sur la toile cirée de la table, et commença d’y tracer çà et là des figures bizarres. Je suivais les mouvements de cet inconnu avec d’autant plus d’attention, qu’une dernière remarque venait confirmer mes soupçons : la main de cet homme, d’une blancheur parfaite, aux ongles longs, polis, était remarquablement belle ; il portait à son petit doigt plusieurs anneaux d’or, de formes différentes ; l’un d’eux, orné d’une pierre rouge, me parut armorié.

Je suivais avec une curiosité machinale les capricieuses évolutions de l’index de mon voisin, qui avait