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— Étant petit, j’en ai beaucoup gardé, des oies ; mais je n’en ai jamais goûté ; ça doit être un grand fricot.

— Ainsi, — reprit la Robin d’un air de plus en plus triomphant, — ainsi, il y a ici tout près de nous, de quoi faire du pain blanc, de la soupe au lait, une omelette, un rôti d’oie ou de dinde, une friture, et même, après, une belle galette, puisqu’il y a farine, œufs et beurre ; voilà un souper, j’espère.

— Un vrai souper de noce ! Il faut se marier pour en faire un pareil dans sa vie… mais, le sort ?… où que ça prouve notre sort ?

— Ça le prouve, — répondit magistralement la Robin, — ça le prouve, puisqu’à côté de ces bonnes choses, nous allons manger notre pâtée… de carabin (blé noir) et de caillé.

— Hum !… — fit le charretier en regardant son compagnon d’un air interrogatif… Mais son compagnon, brisé de fatigue, sommeillait à demi, indifférent à cette conversation philosophique, tandis que le petit vacher, accroupi, rassemblé sur lui-même, tremblait la fièvre.

La Robin, jugeant, à la physionomie de son interlocuteur, qu’il ne se trouvait pas encore complétement édifié, ajouta :

— Vois-tu, Simon, si notre sort était de manger de ces bonnes choses-là au lieu de notre pâtée… nous les mangerions ; mais, puisque nous n’en mangeons pas, ni le maître non plus… c’est donc pas notre sort ?

— Mais, tonnerre de Dieu ! — s’écria le charretier à bout de raisonnement, — à qui c’est-y donc le sort de les manger, ces bonnes choses ?

— C’est le sort des gens riches des bourgs et des villes, puisqu’ils les achètent et qu’ils les mangent, — répondit la Robin ; — comme c’est leur sort d’acheter nos veaux, nos moutons, nos bœufs, dont nous ne goûtons jamais.

— Hum !…

— Est-ce vrai ? — reprit la Robin triomphante, — oui ou non ? mangent-ils tout, et nous rien ?

— Le vrai est qu’ils mangent tout, — dit le charretier d’un air piteux, après un moment de réflexion et comme frappé de l’évidente clarté du raisonnement de la Robin, — le vrai est qu’ils mangent tout, et nous rien.

— Ils ont donc leur sort, comme nous le nôtre ; seulement le leur est bon et le nôtre mauvais ; là-dessus, vite, les cuillers dehors ! —