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Je fus donc très-effrayé de me voir seul avec la Levrasse dans la chambre aux chevelures. Après avoir fermé la porte, il me dit :

— Petit Martin, je suis très-content de toi, je vais te donner une preuve de confiance.

J’ouvris des yeux étonnés.

— Léonidas Requin arrive demain matin.

— Léonidas Requin ? mon bourgeois ? (Nous appelions la Levrasse notre bourgeois ; c’était la formule officielle.)

— Oui, — reprit la Levrasse, — c’est l’homme-poisson ; et, comme tu es le plus nouveau ici, les corvées te regardent, petit Martin.

— Quelle corvée, bourgeois ?

— Une corvée de confiance, bien entendu, car ce brigand de Bamboche serait capable de le faire étrangler et de le laisser sans eau.

— Et ma corvée à moi, bourgeois, qu’est-ce que ce sera ?

— Tu feras manger l’homme-poisson, vu qu’il n’a que des nageoires… ce pauvre minet, ce qui lui est peu commode pour manier une fourchette et un couteau.

— Il faudra que je fasse manger l’homme-poisson ! bourgeois ?

— Et que tu lui changes son eau tous les jours, petit Martin ; car il vit dans un grand bocal en sa qualité de poisson d’eau douce.

— Lui changer son eau ! — m’écriai-je de plus en plus consterné de ces nouvelles fonctions.

— Tu auras, en outre, à lui faire boire deux fois par jour de l’eau du Nil, dont il a fait provision, car il ne peut boire que de celle-là, c’est de son fleuve natal ; mais, prends bien garde à tes doigts, car il mord… vu que, par son grand-père, il descend de la famille royale des crocodiles d’Égypte, et que, par ses bisaïeuls, il descend des caïmans sacrés, révérés et honorés par ce peuple abruti…

Ces mots, prononcés avec l’accent du bateleur qui, la baguette à la main, démontre un phénomène, furent interrompus par la brusque arrivée de la mère Major ; elle se précipita comme un ouragan dans la chambre aux chevelures.

L’air furieux, menaçant, l’Alcide femelle tenait à la main une grosse corde à puits soigneusement lavée et garnie de nœuds de distance en distance.

Un pressentiment me dit que c’était la corde dont Bamboche m’avait parlé et qui devait servir à mon évasion.

— Il voulait s’échapper, le brigand de Bamboche, — s’écria la