Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/321

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

m’en a donné, du travail ? Non. Qui est-ce qui s’est inquiété de moi ? Personne… Est-ce que les loups travaillent ? Quand le loup a faim, il mange… Travailler ! ah bien oui !… la Levrasse et la mère Major ne travaillent pas, ils volent des enfants comme nous, ils nous tortillent les membres, nous rouent de coups et nous font danser en public comme des chiens savants, et à ce métier-là ils mangent gras tous les jours et remplissent leur tire-lire… Et si jamais je la trouve, leur tire-lire, sois tranquille, nous rirons ; ne t’inquiète donc pas. Si je n’attendais pas Basquine, — et les yeux de Bamboche étincelèrent, sa robuste et large poitrine se gonfla en prononçant ce nom, — nous serions loin ; mais un peu de patience… et tu verras la bonne vie à nous trois avec elle ! libres et gais comme des oiseaux et picorant comme eux. Avec ça qu’ils demandent la permission, eux autres, de prendre où ils peuvent ce qu’il leur faut pour vivre, et bien vivre, hein ? Qu’est-ce qu’il aurait répondu à cela, ton vieux serin de Limousin ?

— Dame !… écoute donc, Bamboche, nous ne sommes pas des oiseaux.

— Sommes-nous plus, ou moins ? Te crois-tu plus qu’un oiseau ? — me demanda Bamboche avec un accent de dignité superbe.

— Je me crois plus qu’un oiseau, — répondis-je avec conviction, éclairé par mon ami sur ma valeur individuelle.

— Par ainsi, — reprit Bamboche, triomphant d’avance du dilemme qu’il m’allait poser : — nous sommes plus que les oiseaux et nous n’aurions pas le droit de faire ce qu’ils font ? Nous n’aurions pas comme eux le droit de picorer pour vivre ?

Je l’avoue, ce dilemme m’embarrassa fort, et je ne pus y répondre.

Je n’avais d’ailleurs, comme tant d’autres enfants abandonnés, aucune notion du bien et du mal, du juste et de l’injuste. Je me trompe, j’avais du moins retenu quelques sévères paroles de mon maître Limousin contre le vol ; mais ces paroles, simplement affirmatives, ne pouvaient laisser des traces bien profondes dans mon esprit, et lutter surtout contre les séduisants paradoxes de mon compagnon, car, je l’avoue, cette vie buissonnière et ailée passée avec Bamboche et Basquine, cette vie libre et aventureuse, alimentée par les aumônes des bonnes gens, et, au pis-aller, par des moyens hasardeux, me paraissait l’idéal du bonheur.