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oreilles souillées par les gestes, par les chants des bateleurs, voient un mari, un père ou un frère, victime d’une rixe acharnée, rouler tout sanglant à leurs pieds ; ses modestes vêtements du dimanche sont en lambeaux, souillés de fange ; il se relève en trébuchant, et, dans son ivresse, méconnaissant des êtres si chers, il leur prodigue l’injure et la menace.

Mais il se fait tard, les lumières s’éteignent, la tourmente s’apaise ; ces voix, naguère si éclatantes, chevrotent, balbutient, ou gémissent ; ces hommes tout à l’heure si énergiques, si violents, s’affaissent sur eux-mêmes.

Un morne silence, interrompu çà et là par quelques cris lointains, succède à cet effrayant tumulte ; à beaucoup la raison est revenue, et, honteux, abattus, repentants, tous regagnent leurs demeures, et se jettent tristement sur leur grabat, en songeant déjà au labeur du lendemain.

Oui, cela est hideux ; oui, cela est horrible ; oui, la pensée se révolte ; oui, le cœur saigne de voir ces créatures de Dieu, douées d’une âme immortelle et ayant en elles tous les germes du beau et du bien, se complaire, s’abaisser, se dégrader dans de tels plaisirs…

Mais, pour les blâmer, où sont donc les plaisirs nobles, délicats, élevés, mis à la portée de ces malheureux en échange de leurs joies brutales ?

Quelles preuves de sollicitude donne-t-on à ces masses déshéritées ? On a bien songé à elles comme instruments de travail, on a bien songé à exploiter leur force, leur intelligence, leur vie. Mais quel souci a-t-on jamais pris de leurs plaisirs ?

Oui, de leurs plaisirs, et pourquoi non ? A-t-on jamais pensé que ceux-là surtout, car leur condition est rude, ont besoin de distractions, de délassements, après de longs jours d’un travail pénible ? A-t-on cherché à ennoblir, à élever leurs délassements ? À ceux-là qui enrichissent le pays pendant la paix, qui le défendent, si vient la guerre, a-t-on, au nom du pays, ouvert de vastes lieux de plaisirs honnêtes où chacun puisse, chaque semaine, trouver des récréations douces et pures qui le charment, qui le consolent et qui l’enseignent ?

Non, non… et de quel droit alors blâmer ces malheureux de se ruer sur de grossiers plaisirs, les seuls qui soient à la portée de leur misère et de leur intelligence qu’aucune éducation n’a développée ?

Encore quelques mots, Sire.

Dans ce récit sincère des divers événements de ma vie, vous verrez