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En parlant des différents métiers de la Levrasse, je dois mentionner celui d’acheteur de cheveux coupés sur place ; ce qui expliquait d’ailleurs l’abondance des dépouilles capillaires suspendues au plafond de ma chambre.

Oui, la Levrasse était aussi de ces industriels qui, à l’époque de l’année où le froid est le plus rude, le salaire le plus rare, le plus minime, la misère est enfin la plus intolérable, parcourent les plus pauvres provinces de la France, afin de tenter par une offre de quinze ou vingt sous les jeunes filles indigentes, et de leur acheter à ce prix leur belle et soyeuse chevelure, seule parure de ces infortunées.

La compagne de la Levrasse, la gigantesque mère Major, ainsi surnommée en raison de sa stature et de son apparence de tambour-major, remplissait, lors des représentations publiques, l’emploi de femme géante, véritable Alcide femelle qui, s’arc-boutant sur les pieds et sur les mains, la tête renversée en arrière, engage trois hommes de l’honorable société choisis parmi les plus robustes, à lui faire le plaisir de lui piétiner le ventre, ce qu’elle endure héroïquement sans ployer un instant les reins ; après quoi, passant à d’autres exercices, elle s’offre à faire des armes avec les premiers maîtres de la garnison, enlève des poids énormes avec ses dents, etc.

Lorsqu’elle entra dans ma chambre, la mère Major était en costume de travail, car, en ordonnant à Bamboche de cramper en cerceau (c’est-à-dire, étant debout, de se renverser en arrière pour que la tête allât presque toucher aux talons), cette femme répétait un exercice avec l’enfant.

Le costume de la géante se composait d’un maillot éraillé, rapiécé en vingt endroits, autrefois de couleur saumon ; ce vêtement dessinait ses jambes d’Hercule et ses genoux raboteux comme le nœud d’un chêne ; une manière de courte tunique, faite d’un restant de jupon noirâtre et graisseux, lui ceignait les reins, tandis qu’un vieux châle rouge croisé sur sa poitrine monstrueuse, s’attachait derrière son dos. Enfin, pour compléter son aspect viril, ses cheveux, noirs, épais, drus comme du crin, étaient coupés à la Titus.

Telle était la mère Major, lorsqu’elle m’apparut pour la première fois, tenant à la main un formidable martinet à plusieurs lanières.

— Arrive donc, mère Major, — dit la Levrasse à la femme géante ; — voici le petit Martin qui n’a pas de maman et qui en demande une. N’est-ce pas que tu seras la sienne ?