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— Non, Claude, il ne fallut pas de sang ; mais cette sanglante et mensongère histoire mit le savant sur la voie d’une admirable idée… Des tentures de soie et d’or, imprégnées de funestes parfums, couvraient les murs de cette opulente demeure et la tenaient dans une demi-obscurité. Ces tentures sont arrachées, le soleil bienfaisant pénètre de toutes parts, et bientôt, par les ordres du savant, les murailles disparaissent sous des masses de rameaux verts, fraîche dépouille d’arbres résineux et balsamiques, exhalant en abondance ces gaz qui rendent seuls l’air viable et pur ; puis des nourrices jeunes, saines, robustes, viennent tour à tour tendre leurs mamelles fécondes à la bouche expirante du moribond. Ô prodige ! à peine ses lèvres desséchées ont-elles été humectées de ce lait régénérateur, à peine a-t-il aspiré l’air vivifiant et salubre exhalé par les frais rameaux dont sa couche est ombragée, que le malade semble renaître, qu’il renaît ! son sang, appauvri, corrompu, se renouvelle, se régénère ; il est sauvé, il vit… il vit… et son salut n’a coûté ni larmes, ni sang… Un lait pur et nourricier, quelques frais rameaux d’arbres verts… les rayons bienfaisants du soleil, tels ont été les instruments de cette cure merveilleuse[1] ; Claude, il en sera ainsi de ces deux malheureux dont j’ai si grande pitié : le dédain, l’orgueil, la dureté gonflent leur cœur ; leur âme et leur esprit sont viciés. Eh bien ! Claude, ces cœurs gangrenés, je veux les régénérer, les sauver en les enlevant à leur atmosphère corrompue, en les transportant dans un milieu d’idées saines et pures, où ils ressentiront la chaleur vivifiante des pensées généreuses ; je veux donner enfin à ces âmes malades une nourriture à la fois douce, salubre et forte, comme le lait maternel… Alors, Claude, dites, dites, mon ami, ne sera-ce pas un grand et touchant exemple, que de voir ces malheureux revenir à la vie de l’âme ?… à tous les nobles sentiments qu’ils insultaient naguère. Cette transformation de méchants en hommes de bien ne sera-t-elle pas d’un enseignement plus fécond que le terrible mais stérile exemple que vous rêvez ?

— Laisse-moi… laisse-moi… tu me rendrais aussi faible, aussi lâche que toi, — dit brusquement le braconnier… Mais tu oublies donc que

  1. L’on excusera peut-être l’orgueil filial de celui qui écrit ces lignes, s’il dit que cette cure merveilleuse a été accomplie par son père, feu M. le docteur Suë. Le malade reconnaissant voulut faire élever un monument qui consacrât le souvenir de sa résurrection, disait-il. Ce monument était surmonté d’un groupe d’une vingtaine de figures, dont on peut voir la reproduction (grandeur demi-nature) dans le riche Musée d’anatomie, d’histoire naturelle, géologie, etc., etc., que M. le docteur Suë a légué à l’École royale des Beaux-Arts de Paris, rare collection commencée par le grand-père de feu M. le docteur Suë.