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208 LE BERGER DE KRAVAN.

— Voici ma besogne finie, monsieur, voulez-vous entrer un moment ? je jetterai une brassée de brumailles dans le foyer, et nous eanserons plus au long de ces fameux pe- ts livres que vous m’avez prêtés : celui de M, Charles Dupin, intitulé : Bien-être et concorde ; celui de M. Cousin, intitulé Justice et charité, et enfin celui de ce vilain M. Thiers, sur la propriété : ah ça, monsieur, dites-moi done à propos de quoi ces messieurs savants hommes de Paris, il parait, se sont-ils ingéré d’écrire ces petits livres ?

— Après la malheureuse insurrection de juin, — dis-je au vieux berger, — le géné- ral Cavaignac eut une bonne idée, mais il l’exécuta mal : il l’avait reconnu lui-même dans ses proclamations : la majorité des insurgés était égarée par la misère, par la ferme- ture trop brusque des ateliers nationaux, et poussée par les provocations des ennemis de la République (malgré l’amnistie promise par M. Louis Bonaparte, ces insurgés sout à cette heure au baigne péle-mêle avec les galériens) ; le général Cavaignac songea, dis-je, à éclairer le peuple sur ses véritables intérêts, afin de n’avoir plus à le combattre par les armes. En cela l’idée était bonne, car enfin, sabrer, fusiller, mitrailler les gens, ça n’est pas les éclairer, ce n’est pas non plus un bon moyen de les ramener au calme, à la pa- lience et aux sentiments de fraternité ; tandis qu’on est toujours sûr d’être écouté du peuple eu parlant à son bon cœur, à son bon sens, et lorsque, le plaignant des maux hor- ribles qu’il souffre depuis des siècles, on le console, on le soutient par l’espérance, en lui montrant que, s’il traverse avec résignation les jours malheureux que nous font les en- nemis de la République, il peut, grâce au suffrage universel, obtenir légalement, pacifi- quement, l’éducation et le bien-être auquel il a droit pour lui et pour les siens, moyennant travail, conduite et probité : voilà dans quel sens auraïent dû être écrits les petits livres que le général Cavaignac à demandés à ces messieurs de l’Académie, Malheureusement il s’est adressé à des hommes qui voient la République avec regret, défiance ou aversion ; à des hommes dont la plupart, jouissant des avantages de la fortune ou d’une haute posi- on, sont persuadés que tout va pour le mieux dans ce monde ; ceux-ci affirmant que la

population des villes et des campagnes vit généralement dans le bonheur et dans l’aisance,

ceux-[à avouant bien qu’il est des infortunés qui endurent des misères alroces ; mais, se- lon ces dignes savants, il en doit être à jamais ainsi, vu que l’homme est né pour éternel- lement souffrir, comme l’affirment les mauvais prêtres, et que d’ailleurs ces souffrances horrables sont indispensables au bien-être de tous,

— Ceci ne me paraît point du tout clair, monsieur, — reprit le père Mathurin ; — car enfin ce grand nombre de gens qui souffrent font partie de tout le monde, or je ne vois guère comment leur misère peut leur profiter à eux-mêmes... Aussi, tenez, mon- sieur, m’est avis que les auteurs de ces petits livres ont péché par ignorance ; J’aime mieux les croire ignares que méchants, je ne suis qu’un vieux bonhomme, mais enfin j’a ! vu ce que j’ai vu, j’ai vécu longtemps dans la pauvreté des villes et des campagnes, aussi les mensonges et les âneries de ces savants hommes m’ont sauté tout de suite aux yeux... En fait d’âneries, une des meilleures est celle de ce M. Thiers : ce gaillard-là vient nous parler d’agriculture, à nous autres laboureurs, et il écrit crânement que plus le blé est cher, plus le seigle est à bon marché... Ah ! mon pauvre cher ami, que je lui dirais à ce M. Thiers, si, au lieu de manger toujours du beau pain de fine fleur de froment, vous étiez réduit à manger comme vous du pain de méteil ou de blé noir, vous sauriez que, quand le blé est cher, malheureusement pour nous, le seigle est cher, le blé noir est cher, les pommes de terre sont chères, les légumes secs sont chers. Allons, allons, M. Thiers, né vous moquez poiut ainsi des gens, ces gausseries-là sont bonnes pour les messieurs des villes ; mais chez nous... nenmi.

— Voyez-vous, père Mathurin, 1l faut que M. Thiers soit au fond tout plein de cha- rilé ; ilse sera probablement dit : « Il y a d’honnêtes accapareurs de blé qui, pour gagner » des sommes énormes, affament le peuple en faisaut hausser le prix du pain ; eh bien, » je les excuserai, ces honnêtes accapareurs, en faisant croire que, lorsqu’ils font vendre le