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— Chez la Levrasse… dans mes ignobles scènes avec le pitre, à l’âge de huit ans, n’ai-je pas été applaudie avec frénésie, n’ai-je pas aussi fait fureur ? ne s’est-on pas aussi battu pour moi à la porte de nos tréteaux ? Et encore… va, crois-moi, les bravos des mains gantées de blanc m’ont semblé plus tard moins retentissants que les bravos des mains calleuses qui applaudissaient mon enfance.

— Mais la conscience d’être une artiste sublime ! — s’écria Martin. — Sur ce légitime orgueil, tu n’étais pas du moins blasée.

Basquine éclata de rire.

— Oui… je me suis dit cela plusieurs fois ; il l’a bien fallu… En vérité je suis une artiste sublime… évidemment j’ai un talent immense… Eh bien ! après ?…

Martin resta sans réponse devant ces mots : — Eh bien ! après ?

Mots d’autant plus effrayants, que l’expression de dédain, de lassitude, avec laquelle Basquine les avait prononcés, prouvait qu’elle parlait sincèrement.

— Soit ! — continua-t-elle, — j’ai ressenti une fois, dix fois, si tu veux, ce que tu appelles un juste et noble orgueil à propos de mon génie… et puis, après ? n’est-ce pas toujours la même chose… la même glorification de soi par soi, devant soi ?… Au bout de six mois, cela donne des nausées… à force de ridicule.

— Mais, — reprit Martin, disputant le terrain pied à pied, — si ton âme est aussi morte aux joies de l’orgueil, la gloire ne donne-t-elle pas de l’or ?

— De l’or ?… je n’ai pas besoin d’être parée pour être belle… et je n’ai personne à qui je veuille plaire… J’ai si longtemps souffert de la misère… que le nécessaire est une sorte de luxe pour moi. Pourtant j’ai voulu essayer de la magnificence ; au bout d’un mois j’en étais excédée… Qu’est-ce que la stupide jouissance du luxe auprès de l’enivrement de la gloire ?… et la gloire même ne m’enivrait plus.

— Mais avec l’or… on fait le bien…

— Eh ! mon Dieu, j’en ai fait du bien, et beaucoup ! Dès que j’ai été riche, je me suis mis en quête de ma famille… mon père et ma mère étaient morts… je n’ai retrouvé que deux frères et une sœur… les autres… morts aussi, ou disparus… on ne savait pas. Est-ce qu’on sait jamais ce que ça devient, des malheureux comme nous ? ça naît, ça meurt ; qui s’en inquiète ?… Mes deux frères et ma sœur ont eu par moi leur sort assuré ; à d’autres aussi j’ai donné, beau-