Page:Sue - Les misères des enfants trouvés II (1850).djvu/333

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mâchoire brisée ; je me sentais en ce moment une force surhumaine ; mes artères battaient à se rompre, de sourds bourdonnements bruissaient à mes oreilles.

— Est-ce assez ? — m’écriai-je… — Quelqu’un en veut-il encore ?

La lâcheté de ces misérables me prouva leur dégradation, aucun ne répondit à l’appel ; mon énergie, ma vigueur leur imposèrent, leur haine contre moi s’augmenta peut-être, mais ils furent forcés de la contraindre ; malgré quelques sourds murmures, je me maintins au premier rang : bien m’en prit, le vapeur allait bientôt aborder.

— Tu as eu raison de les aplatir, ces brigands-là… — me dit une voix rauque et enrouée que je crus reconnaître. — Si tu veux, nous ferons ensemble pour le transport.

Un coup familièrement frappé sur mon épaule compléta cette proposition.

Je me retournai… c’était encore le cul-de-jatte.

— Je ne vous connais pas, — lui dis-je brusquement.

— Ni moi non plus, mais tu tapes dur, j’aime ça, je veux être ton associé.

— Je n’ai pas besoin d’associé, — lui répondis-je, me retournant, car les voyageurs allaient débarquer.

Le cul-de-jatte me jeta un regard étrange et disparut.

Les passagers étaient encore moins nombreux que la veille. Au premier rang je remarquai un homme de haute taille, enveloppé d’une longue redingote blanchâtre : le bas de sa figure disparaissait sous un cache-nez, sorte de grande écharpe en laine rouge. Il portait des lunettes bleues, et sa casquette de voyage en fourrure et à oreillères achevait de dissimuler presque entièrement sa figure. Ce voyageur attirait surtout mon attention par l’empressement qu’il me paraissait mettre à prendre terre : deux fois il s’était précipitamment avancé vers le plat-bord du vapeur, et deux fois un des mariniers du bateau, le retenant, lui avait sans doute fait observer que le moment de débarquer n’était pas encore venu.