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que champ de racines : la plaine était nue et creusée de sillons ; au bout de quelques minutes, j’atteignis les meules ; deux d’entre elles se trouvaient très-rapprochées. La nuit était complétement venue ; je tirai quelques poignées de paille, je les étendis à terre, et je m’y couchai, en me couvrant avec les débris d’une autre gerbe ; le temps était plus humide que froid ; ce gîte m’offrait un abri à peu près sûr.

Tout en regrettant amèrement la perte de mes derniers sous, mon unique ressource, j’éprouvais une triste satisfaction à penser que Régina habitait Paris, et que je possédais un secret d’une grande importance pour elle. Je ne pouvais plus en douter : ou cet inconnu était aimé d’elle, ou il l’aimait ; et, dans ces deux suppositions, mon esprit se perdait à comprendre comment un homme épris ou aimé de cette noble et charmante jeune fille, pouvait s’abandonner fréquemment à une si honteuse dépravation. Quant au secret dont ces égarements avaient sans doute été jusqu’alors entourés, je me l’expliquais par le choix et l’isolement des lieux où, pour la seconde fois, je venais de rencontrer cet inconnu.

Ces pensées eurent assez d’influence sur moi pour m’empêcher, durant quelques instants, de songer à l’avenir ; mais bientôt je retombai accablé sous l’imminence de ma position ; il fallait près de cinq jours pour que je pusse recevoir la réponse de Claude Gérard, et je ne possédais pas de quoi retirer cette lettre du bureau restant à Paris. Et le lendemain ? et les jours suivants ? comment vivre ? où gîter la nuit ? Si misérable qu’eût été souvent ma vie, jusqu’alors le hasard avait du moins voulu que je ne connusse jamais ces terribles étreintes de la faim dont je commençais à souffrir.

Un moment je crus trouver dans le sommeil le repos et surtout l’oubli du besoin… Mais, à mon cruel désappointement, je restai éveillé presque toute la nuit, sauf quelques rares assoupissements remplis d’agitation et de vagues terreurs ; l’humidité devint peu à peu si pénétrante, que, bien avant le jour, je fus forcé d’abandonner mon gîte, frissonnant de froid et tellement dominé par la faim, que je ne songeai plus qu’à une chose : — à manger, — c’est-à-dire aux moyens de me procurer du pain.