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C’est impossible ! — m’écriai-je ; — il n’y aurait pas de termes pour flétrir un mépris si criminel de ce qu’il y a de plus sacré au monde : l’éducation de l’enfance !

Claude Gérard sourit amèrement, et me dit :

— Je n’accuse jamais à tort, mon enfant…Ce que je te dis est vrai… Sans doute ceux qui gouvernent n’ont pas spécialement choisi un usurier ivrogne ou un forçat libéré pour dispensateurs de l’éducation du peuple… mais les gouvernants, dans leur infernal… machiavélisme, savent rendre les fonctions d’instituteur si précaires, si misérables, si humiliantes, si intolérables, qu’elles ne peuvent être acceptées que par des gens qui comme moi se vouent par conviction à ce dur sacerdoce, ou bien par des ignorants, des infirmes, des gens grossiers, ou des misérables que la justice à flétris.

— Mais dans quel but, — dis-je à Claude Gérard, — abaisser ainsi ces fonctions qui devraient être si hautement honorées ?

— Dans quel but ! mon enfant ? — reprit Claude Gérard avec son triste et doux sourire, — parce que ces pouvoirs-là tiennent à gouverner des êtres abrutis par l’ignorance, par la misère ou par une crédulité superstitieuse… parce que ces pouvoirs-là redoutent les populations éclairées auxquelles l’éducation donne la conscience de leurs droits et de leur force… Aussi fait-on tout au monde pour que les écoles des frères envahissent et remplacent nos écoles… Les frères façonnent l’enfance au renoncement de toute dignité humaine et à un servilisme dégradant… Tu as lu leurs livres… ceux du P. Gobinet, entre autres… et tu vois les générations que préparent à la France ces moines mystérieux dont personne ne connaît la règle et dont le souverain est à Rome.

— Mais ce calcul est horrible… m’écriai-je, — et il est plus absurde encore. Hier nous avons vu à quels excès peuvent se porter des malheureux égarés par de mauvais enseignements.

    Vous dites que les frères enseignent mieux. — Je le nie. — Quand cela serait vrai, que m’importe ! — Le maître d’école, c’est la France, — le frère, c’est Rome. — C’est l’étranger, c’est l’ennemi, lisez plutôt leurs livres, suivez leurs habitudes et leurs relations. Flatteurs pour l’Université, et tous jésuites au cœur. » (Le Peuple, par Michelet, 141.)