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Ce fut au retour de cette expédition que Claude Gérard me dit ces mots que je n oublierai jamais :

— Sais-tu, mon enfant, quels sont les instituteurs de ces deux communes dont la jeunesse a voulu se porter à ces violences ? Sais-tu entre quelles mains les gens qui gouvernent ont laissé tomber la sainte mission d’élever les enfants de ces deux villages et d’en faire d’honnêtes gens ? L’un de ces instituteurs est un cabaretier qui fait l’usure lorsqu’il n’est pas ivre. L’autre est un forçat libéré[1]. Hélas ! tels instituteurs, tels élèves.

  1. Nous le répétons, nous n’exagérons rien. Ces dernières citations de l’ouvrage officiel de M. Lorrain montreront entre quelles mains l’insouciance calculée du pouvoir a laissé tomber l’éducation du peuple.

    Aube, arrondissement de Carcassonne. — Un certain V… exerce sans autorisation ; il mène une vie scandaleuse ; il est prétendu qu’il sort des bagnes. — Nièvre, arrondissement de Château-Chinon. — Je n’ai trouvé dans cette commune Qu’un forçat libéré, qui exerçait clandestinement. — Gers, arrondissement de Lectoure. — Pas d’autre école que celle de N., homme taré, condamné pour usure et un peu buveur. — Gers, arrondissement de Mirande. — L’instituteur a une mauvaise réputation ; il accusé de se livrer à l’usure. — Puy-de-Dôme, arrondissement de Thiers. — Il est urgent de remplacer l’instituteur, il a de fréquentes attaques d’épilepsie. — Basses-Pyrénées. — L’instituteur d’Aros est épileptique. — Hérault, arrondissement de Saint-Pons. — À l’époque de la belle saison où leur école est déserte, plusieurs instituteurs se donnent à louage comme domestiques ou bergers. — Aude. — L’instituteur est épicier. Il n’y à que MM. N. et V., instituteurs, qui font le métier de barbier avant ou après la classe. — Eure, canton de Vernon. — J’ai rencontré, parmi ces mauvais maîtres : un barbier, un tailleur et un facteur de voitures publiques. — Aude, Arrondissement de Limoux. — L’instituteur, très-vieux et très-infirme, est frappé d’une surdité héréditaire. — Eure-et-Loir. — O… l’instituteur, ancien garçon d’écurie, n’inspire aucune confiance aux parents. — Meurthe. — L’instituteur de Tramont-Lassier est sourd. — Saône-et-Loire. — On éprouve un sentiment pénible lorsqu’on est forcé de dire que l’instituteur est sujet au mal caduc. — Basses-Pyrénées. — J’ai remarqué, parmi ces mauvais instituteurs, un tiers au moins d’estropiés, boiteux, manchots, jambes de bois, etc. pour qui cette incapacité physique a été la seule vocation à l’état d’instituteur.

    Nous nous arrêtons dans ces pénibles citations, dont le nombre est énorme, et qui nous conduiraient trop loin. Terminons en citant à l’appui de ce que nous avons avancé, les admirables paroles de M. Michelet.

    Elles renferment un grand enseignement pour qui sait comparer, attendre et espérer.

    « — Dans sa terrible misère, dit M. Michelet, la Convention voulait donner cinquante-quatre millions à l’instruction primaire… Temps singulier, où les homes se disaient matérialistes, et qui fut en réalité l’apothéose de la pensée, le règne de l’esprit. — Je ne le cache pas, de toutes les misères de ce temps-ci, il n’y en a pas qui me pèse davantage : l’homme de France le plus méritant, le plus misérable, le plus oublié, c’est le maître d’école ; l’État abandonne aux ennemis de l’État l’éducation des enfants. —