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ne voulût pas y répondre, il baissa la tête et se remit à piocher vigoureusement la terre ; bientôt il reprit avec un soupir :

— Fasse le ciel que sa fille… soit plus heureuse qu’elle…

— Elle a une fille ?

— À peu près de ton âge. Elle est arrivée ici il y a quelques jours. Depuis longtemps on l’avait séparée de sa mère qui l’idolâtrait ; mais quand la malheureuse femme s’est vue mourir… elle a redemandé son enfant avec tant de supplications, qu’on la lui a rendue… Hélas ! elle n’aura pas joui longtemps de sa présence… Ah ! pauvre mère… pauvre mère !… et à sa fille… quel courage il lui faut…

— Pourquoi donc, Monsieur, lui faut-il du courage ?

— Pour suivre jusqu’ici le cercueil de sa mère.

— Oh ! oui… — dis-je en frémissant. — Il faut qu’elle soit courageuse.

— Tu as été bien malheureux, — me dit Claude Gérard, — une vie laborieuse et rude t’attend… eh bien ! vois-tu, ton sort sera peut-être préférable encore à celui de cette pauvre enfant qui va accompagner ici les restes de sa mère… et pourtant elle est riche… elle ne doit jamais connaître les privations…

— Hélas ! mon Dieu… si les riches ne sont pas heureux… qui le sera donc ?

— Ceux-là, mon enfant, qui peuvent se dire : J’ai rempli un devoir, j’ai accompli une tâche utile, si humble qu’elle soit ; j’ai tendu la main à un plus faible ou plus malheureux que moi, je n’ai fait de tort à personne, j’ai pardonné le mal qu’on m’a fait…

Ces maximes contrastaient si vivement avec celles du cul-de-jatte, déjà si malheureusement infiltrées dans mon esprit, qu’elles m’étonnaient plus encore qu’elles ne me convainquaient. Sans doute, Claude Gérard me devina, car il reprit avec une grande douleur :

— Un jour, je l’espère, tu comprendras mes paroles… et ce soir, après cette journée, la première que tu auras passée sans avoir eu sous les yeux l’exemple du mal ou du vice… tu me diras ce que tu penses, ce que tu éprouves… et qui sait ? déjà, peut-être, te sentiras-tu moins à plaindre, quoique tes privations soient les mêmes.