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l’apôtre ; mon nouveau maître ne condamna pas ces principes, il ne s’en indigna pas, il se contenta de sourire tristement. Je tâchai de m’expliquer cette tolérance apparente en me disant que l’existence de Claude Gérard était sans doute une preuve de plus à l’appui de la théorie du cul-de-jatte ; car, bien que je connusse à peine mon protecteur, sa générosité envers moi, l’honnêteté, la noblesse de ses sentiments me disaient assez la bonté, l’élévation de son cœur, tandis que tout ce qui l’entourait retraçait la misère et les privations dont il devait souffrir.

Vaincu par la fatigue, je m’endormis au milieu de ces réflexions, mais d’un sommeil léger, inquiet, car, au bout de deux heures environ, je m’éveillai au bruit que fit Claude Gérard en entrant dans sa chambre, et pourtant il avait eu l’intention de marcher avec précaution.

Je me mis aussitôt sur mon séant. Ces deux heures de repos avaient calmé, rafraichi mon sang.

— Je ne voulais pas t’éveiller, — me dit Claude Gérard d’un ton de regret, — mais le mal est fait, tâche de te rendormir.

— Merci, Monsieur, j’ai assez dormi pour aujourd’hui… si vous avez quelque chose à m’ordonner, me voilà… je suis prêt.

Et je me mis sur pied.

— Non, mon enfant, quant à présent, je vais accomplir une triste besogne…

— Creuser la fosse de cette pauvre jeune dame ? — lui dis-je.

— Qui t’a dit cela ? — me demanda-t-il avec surprise.

— Hier… — répondis-je en baissant les yeux, — lorsque vous m’avez eu enfermé dans la petite logette, pendant que vous alliez courir après mes compagnons, J’ai vu venir une grosse dame vous demander, et je l’ai entendue vous parler à votre retour.

— Bon… je comprends maintenant… Eh bien, oui, mon enfant, je vais creuser une fosse.

— Voulez-vous m’emmener avec vous, Monsieur ?… je vous aiderai… et puis j’aimerais mieux vous suivre que de rester seul.

— Soit, — me dit Claude Gérard avec un sourire mélancolique. — Aussi bien, puisque tu dois, pendant quelque temps du moins,