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Vers dix heures du soir, le docteur sortit de son assoupissement, il tourna sa tête de mon côté et me dit :

— Quelle heure est-il ?

— Bientôt dix heures, Monsieur.

— Je t’ai souvent demandé l’heure, n’est-ce pas ?

— Oui, Monsieur.

— Mauvais symptôme… on s’inquiète d’autant plus de la durée du temps, qu’il vous en reste moins à dépenser… j’ai toujours remarqué cela chez ceux dont la vie s’éteint… Allons ! je ne reverrai pas mon bien-aimé Just ; c’est à peine s’il pourra être ici après-demain, je n’irai jamais jusque-là… Nous nous sommes si souvent entretenus lui et moi de mon heure dernière, pour nous habituer à la pensée de cette absence, que nos adieux n’auraient eu rien de pénible… Enfin ! — ajouta-t-il avec un soupir de résignation.

— Monsieur, — lui dis-je, — vous reverrez M. votre fils… vous vous abusez…

Ne partageant pas mon espérance, le docteur reprit :

— Parlons d’autre chose… Tu sens bien, mon digne garçon, que je ne t’aurai pas sorti d’une position presque désespérée, pour t’y laisser retomber après moi ; tu es intelligent, honnête, courageux, tu as l’expérience du malheur… le meilleur des enseignements, j’assurerai ton sort…

— Monsieur…

— Non pour que tu restes oisif, l’oisiveté déprave, mais tu auras ainsi le moyen d’arriver à quelque carrière honorable… À ton âge, avec ton amour du travail, tu parviendras… Te sens-tu quelque vocation déterminée ?

— Monsieur… — lui dis-je en hésitant.

— La domesticité ne te convient pas… telle du moins qu’elle est malheureusement comprise et pratiquée ; car, selon moi, le serviteur devrait faire partie de la famille… et, dans cette condition aussi, il est de grandes réformes à provoquer… Oh ! le temps… le temps ! — s’écria-t-il avec une expression de douloureux regret, puis il ajouta : — Revenons à toi.