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Certes Olivier admirait plus que personne la rare beauté de la duchesse, mais en ce moment Ernestine lui semblait aussi belle…

Le jeune sous-officier était tellement absorbé qu’il fallut que son oncle le prît par le bras, et lui dise :

— Allons, mon garçon… n’abusons pas plus longtemps de l’hospitalité que mademoiselle Herminie… me pardonnera d’avoir acceptée.

— En effet, Herminie, — dit Ernestine, — sachant que vous demeuriez tout auprès de l’endroit où l’accident est arrivé… j’ai cru pouvoir…

— N’allez-vous pas vous excuser maintenant, — dit la duchesse en souriant et en interrompant mademoiselle de Beaumesnil, — vous excuser d’avoir agi en amie ?

— Adieu donc, mesdemoiselles, — dit le vieux marin.

Et s’adressant à Ernestine d’un ton pénétré :

— Il me serait trop pénible de penser… que je vous ai vue aujourd’hui pour la première et la dernière fois… Oh ! rassurez-vous, mademoiselle, — ajouta le vieillard en répondant à un mouvement d’embarras d’Ernestine, — ma reconnaissance ne sera pas indiscrète… seulement je vous demanderai comme une grâce à vous et à mademoiselle Herminie… de me faire savoir quelquefois… aussi rarement que vous le voudrez, quand je pourrai vous rencontrer ici, n’est-ce pas ? — dit le vieillard en contenant son émotion, — car ce n’est pas tout… de remplir un cœur de gratitude, il faut au moins lui permettre de l’exprimer quelquefois…

— Monsieur Bernard, — dit Herminie, — votre désir est trop naturel… pour qu’Ernestine et moi nous ne nous y rendions pas… L’un de ces soirs qu’Ernestine sera libre… nous vous avertirons et vous nous ferez le plaisir de venir prendre une tasse de thé avec nous.

— Vraiment ? — dit joyeusement le vieillard ; puis il ajouta : — Toujours le monde renversé… ce sont les obligés qui sont comblés par les bienfaiteurs… enfin je me résigne. Allons, encore adieu ; mesdemoiselles, et surtout au revoir… viens-tu, Olivier ?

Au moment de sortir, le vieux marin s’arrêta, parut hésiter et, après un moment de réflexion, il revint sur ses pas et dit aux deux jeunes filles :

— Tenez ; mesdemoiselles, décidément… je ne peux pas… je ne dois pas emporter un secret qui m’étouffe.

— Un secret… monsieur Bernard ?

— Ah ! mon Dieu ! oui… deux fois déjà il m’est venu aux lèvres ; mais, deux fois… je me suis contraint, parce que j’avais promis de garder le silence… mais, après tout, il faut que mademoiselle Ernestine, à qui je dois la vie… sache au moins pourquoi je suis si heureux de vivre…

— Je pense, comme vous, monsieur Bernard, — dit Herminie, — vous devez cette récompense à Ernestine.

— Je vous assure, monsieur, — reprit mademoiselle de Beaumesnil — que je serai très heureuse de votre confidence.

— Oh ! c’est que c’est une vraie confidence, Mademoiselle… car, je vous l’ai dit, on m’avait recommandé le secret. Oui… et s’il faut te l’avouer, mon pauvre Olivier, c’est pour le mieux garder, ce diable de secret… que je suis sorti ce matin… pendant que tu étais à la maison.

— Pourquoi cela, mon oncle !

— Parce que, malgré toutes les recommandations du monde, dans le premier saisissement de la bonne nouvelle… que je venais d’apprendre, je n’aurais pu m’empêcher de te sauter au cou, et de te dire tout ! ! Aussi je suis sorti… espérant m’habituer assez à ma joie pour pouvoir te la cacher plus tard.

— Mais, mon oncle, — dit Olivier qui écoutait le vétéran avec une surprise croissante, — de quelle bonne nouvelle voulez-vous donc parler ?

L’ami… que tu as vu ce matin à la maison ne t’a pas dit que sa première visite avait été pour moi, n’est-ce pas ?

— Non, mon oncle… Lorsqu’il est venu me trouver sous la tonnelle… je croyais qu’il arrivait à l’instant.

— C’est cela, nous en étions convenus, de te cacher notre entrevue… car c’est lui qui me l’a apportée, cette fameuse nouvelle ! et Dieu sait s’il était content ! quoiqu’il m’ait paru bien triste d’autre part… En un mot, mesdemoiselles, vous allez comprendre mon bonheur, — reprit le vétéran d’un air triomphant, — mon brave Olivier est nommé officier !

— Moi ! — s’écria Olivier avec un élan de joie impossible à rendre, — moi officier ! !

— Ah ! quel bonheur pour vous, monsieur Olivier ! — dit Herminie.

— Oui, mon brave enfant, — reprit le vétéran en serrant dans ses mains les deux mains d’Olivier ; — oui, tu es officier, et je devais te garder le secret… jusqu’au jour où tu recevras ton brevet pour que ta joie fût plus complète car tu ne sais pas tout…

— Qu’y a-t-il donc encore ? monsieur Bernard, — demanda Ernestine qui prenait un vif intérêt à cette scène.

— Il y a… mesdemoiselles, que mon cher Olivier… ne me quittera pas, d’ici longtemps du moins, car on l’a nommé officier dans l’un des régiments qui viennent d’arriver en garnison à Paris… Eh bien ! mademoiselle Ernestine, — reprit le vétéran, — avais-je raison d’aimer la vie ! en pensant au bonheur d’Olivier… au mien ?… Comprenez-vous maintenant toute l’étendue de ma reconnaissance envers vous ?

Le nouvel officier restait muet, pensif ; une vive émotion se peignit sur ses traits lorsque, par deux fois, il jeta les yeux sur mademoiselle de Beaumesnil avec une expression nouvelle et singulière.

— Eh bien ! mon enfant, — dit le vétéran étonné, presque chagrin du silence méditatif qui avait succédé chez Olivier à sa première exclamation de surprise et de joie, — moi qui croyais te faire tant de plaisir, en t’annonçant ton grade ! Je sais bien qu’après tout, ce n’est que justice rendue… et tardivement rendue… à tes services, mais enfin…

— Oh !… ne me croyez pas ingrat… envers la destinée, mon oncle, — reprit Olivier d’une voix profondément pénétrée, — si je me tais, c’est que mon cœur est trop plein… c’est que je pense… à tous les bonheurs que renferme la nouvelle que vous m’apprenez ; car, ce grade…je le dois… j’en suis sûr, à la chaleureuse intervention de mon meilleur ami… ce grade… me rapproche pour longtemps de vous, mon oncle… et enfin ce grade… — ajouta Olivier en jetant de nouveau les yeux sur Ernestine, qui rougit en rencontrant encore le regard du jeune homme, — ce grade est sans prix pour moi… — reprit Olivier, — parce que…parce que… c’est vous qui me l’annoncez, mon oncle.

Évidemment, Olivier ne disait pas la troisième raison qui rendait son nouveau grade si précieux pour lui.

Ernestine devina seule les généreuses et secrètes pensées du jeune homme… car elle rougit encore, et une larme d’attendrissement involontaire brilla dans ses yeux…

— Et maintenant, mon officier, reprit gaîment le vieux marin, — maintenant que ces demoiselles ont bien voulu prendre part à ce qui nous intéresse… remercions-les, ne soyons pas plus longtemps indiscrets… Seulement… mademoiselle Herminie… n’oubliez pas votre invitation pour le thé, vous voyez que j’ai bonne mémoire…

— Oh ! soyez tranquille, monsieur Bernard, je vous prouverai que j’ai aussi bonne mémoire que vous, — répondit gracieusement Herminie.

Pendant que le commandant Bernard adressait à mademoiselle de Beaumesnil quelques dernières paroles de reconnaissance et d’adieu, Olivier, s’approchant d’Herminie, lui dit à demi-voix d’un ton suppliant :

— Mademoiselle Herminie… il est des jours qui doivent disposer à la clémence… que dirai-je à Gerald ?

— Monsieur Olivier, — reprit Herminie, dont le front s’attrista profondément, car la pauvre enfant avait un instant oublié ses chagrins… — vous savez ma résolution…

Olivier connaissait la fermeté du caractère d’Herminie ; il étouffa un soupir en songeant à Gerald, et reprit :