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La jeune fille répondit aux paroles d’Olivier par un salut affectueux adressé au vieux marin. Celui-ci reprit :

— Et moi, mademoiselle, je suis doublement désespéré de cet accident, dont je suis malheureusement cause… et qui vous met dans un si pénible embarras.

— Mais, mon oncle, — reprit Olivier, — que vous est-il donc arrivé ?

Pendant qu’Herminie, voyant, grâce au bon succès de ses soins, Ernestine reprendre peu à peu ses sens, lui faisait de nouveau aspirer quelques gouttes d’eau de Cologne, le commandant Bernard répondit à Olivier d’une voix émue :

— J’étais sorti ce matin pendant que tu causais avec un de tes amis.

— En effet, mon oncle, madame Barbançon m’a dit que vous aviez eu l’imprudence de sortir malgré votre extrême faiblesse… mais que ce qui l’avait un peu rassurée… c’est que vous lui avez paru plus gai que vous ne l’aviez été depuis bien longtemps.

— Oh ! certes, — reprit le vétéran avec expansion, — j’étais gai parce que j’étais heureux… oh ! bien heureux… car, ce matin…

Mais le commandant s’arrêta, regarda Olivier avec une expression singulière, et ajouta en soupirant :

— Non… non, je ne dois rien te dire ; enfin… je suis donc sorti…

— C’était bien imprudent… mon oncle.

— Que veux-tu… j’avais mes raisons… et puis j’ai cru que l’exercice au grand air serait plus profitable à ma convalescence que les promenades bornées à notre petit jardin… je suis donc sorti… Cependant, me défiant de mes forces, au lieu de gagner la plaine… je suis allé ici près, dans ces grands terrains gazonnés qui avoisinent le chemin de fer. Après avoir un peu marché… me sentant fatigué, je me suis assis au soleil, sur le faîte d’un talus qui borde l’une de ces rues tracées et pavées, mais où il n’y a pas encore de maisons…

J’étais là depuis un quart-d’heure, lorsque, me croyant suffisamment reposé, j’ai voulu me lever pour revenir chez nous… mais cette promenade, quoique peu longue, avait épuisé mes forces. À peine étais-je debout que j’ai été pris d’un étourdissement, mes jambes ont fléchi, j’ai perdu l’équilibre, le talus était rapide…

— Et vous êtes tombé… — dit Olivier avec anxiété.

— Oui… j’ai glissé jusques en bas du monticule : cette chute aurait été peu dangereuse… si une grosse charrette chargée de pierres, et dont les chevaux abandonnés du charretier marchaient à l’aventure… n’eût passé à ce moment…

— Grand Dieu ! — s’écria Olivier.

— Quel affreux danger ! — s’écria Herminie.

— Oh ! oui, affreux… surtout pour cette chère demoiselle que vous voyez là… blessée… oui… blessée… en risquant sa vie pour sauver la mienne.

— Comment… mon oncle… cette blessure… de mademoiselle Ernestine…

— En tombant au bas du talus, — reprit le vieillard en interrompant son neveu, qui jeta sur mademoiselle de Beaumesnil un regard d’attendrissement et de reconnaissance ineffable, — ma tête avait porté… j’étais étendu sur le pavé, incapable de faire un mouvement, lorsqu’à travers une espèce de vertige… je vis les chevaux s’avancer… Ma tête n’était plus qu’à un pied de la roue… lorsque j’entends un grand cri… je vois vaguement une femme qui venait en sens inverse des chevaux se précipiter de mon côté… c’est alors que la connaissance m’a manqué tout à fait…

Puis, — reprit le vieillard avec une émotion croissante, — lorsque je suis revenu à moi… j’étais assis et adossé au talus… à deux pas de l’endroit où j’avais failli être écrasé… Une jeune fille, un ange de courage et de bonté, était agenouillée devant moi, les mains jointes, pâle encore d’épouvante, le front ensanglanté… Et… c’était elle… — s’écria le vieux marin, en se retournant vers Ernestine, qui avait alors tout à fait repris ses sens.

— Oui, c’était vous, mademoiselle ! — reprit-il, — vous qui m’avez sauvé la vie en vous exposant à périr… vous, pauvre faible créature, qui n’avez écouté que votre cœur et que votre vaillance.

— Oh ! Ernestine, que je suis fière d’être votre amie ! — s’écria la duchesse en serrant contre son cœur Ernestine, rougissante et confuse.

— Oui… oui… — s’écria le vieillard… — soyez-en fière de votre amie… mademoiselle… vous le devez !

— Mademoiselle… — dit à son tour Olivier en s’adressant à mademoiselle de Beaumesnil avec un trouble indéfinissable, — je ne puis vous dire que ces mots… et votre cœur comprendra ce qu’ils signifient pour moi : Je vous dois la vie de mon oncle, ou plutôt du père le plus tendrement chéri…

— Monsieur Olivier, — répondit mademoiselle de Beaumesnil en baissant les yeux après avoir regardé le jeune homme avec surprise… — ce que vous me dites là… me rend doublement heureuse… car j’avais ignoré… jusqu’ici que monsieur fût celui de vos parens dont Herminie m’avait parlé avant-hier.

— Et maintenant, mademoiselle, — reprit le vieillard d’un ton rempli d’intérêt… — comment vous trouvez-vous ? Il faudrait peut-être aller chercher un médecin… Mademoiselle Herminie… qu’en pensez-vous ? Olivier y courrait.

— Monsieur Olivier, n’en faites rien, de grâce, — dit vivement Ernestine, — je n’éprouve qu’un peu de mal de tête ; la blessure doit être légère, c’est à peine si je la ressens. Lorsque… tout à l’heure je me suis évanouie… ç’a été… je vous l’assure, bien plus d’émotion… que de douleur.

— Il n’importe, Ernestine, — dit Herminie… — il faut prendre un peu de repos… Je crois comme vous votre blessure légère… mais vous avez été si effrayée que je veux vous garder pendant quelques heures.

— Oh ! quant à cette ordonnance-là, ma chère Herminie, — dit en souriant mademoiselle de Beaumesnil, — j’y consens de tout cœur… et je ferai durer ma convalescence le plus longtemps qu’il me sera possible.

— Olivier, mon enfant… — dit le vieux marin, — donne-moi le bras, et laissons ces demoiselles.

— Monsieur Olivier, — reprit Herminie, — il est impossible que M. Bernard, faible comme il l’est, s’en aille à pied… Si vous voulez dire à la portière d’aller chercher une voiture.

— Non non, ma chère demoiselle, avec le bras de mon Olivier, je ne crains rien, — reprit le vieillard… — le grand air me remettra… et puis je veux montrer à Olivier l’endroit où je périssais sans cet ange gardien… Je ne suis pas dévot, mademoiselle, mais j’irai souvent, je vous le jure, faire un pèlerinage à ce talus de gazon… et je prierai à ma manière pour la généreuse créature qui m’a sauvé au moment où j’avais tant envie de vivre, car ce matin même…

Et pour la seconde fois, à la nouvelle surprise d’Olivier, le vétéran refoula les paroles qui lui vinrent aux lèvres…

— Enfin… n’importe, — reprit-il, — je prierai donc à ma manière pour mon ange sauveur, car vraiment, — ajouta le vétéran en souriant d’un air de bonhomie, — c’est le monde renversé… ce sont les jeunes filles qui sauvent les vieux soldats… heureusement qu’aux vieux soldats il reste un cœur pour le dévoûment et pour la reconnaissance.

Olivier, les yeux attachés sur le mélancolique et doux visage de mademoiselle de Beaumesnil, éprouvait un attendrissement rempli de charme ; son cœur palpitait sous les émotions les plus vives et les plus diverses, en contemplant cette jeune fille, et se rappelant les incidents de sa première rencontre avec elle, sa franchise ingénue, l’originalité naïve de son esprit, puis surtout les confidences d’Herminie qui lui avait appris que le sort d’Ernestine était loin d’être heureux.