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des idées d’Herminie fut si brusque, si violent, qu’elle éprouva d’abord une sorte de vertige ; mais lorsque la réflexion lui revint ; mais, lorsqu’elle put envisager d’un coup d’œil les conséquences de cette révélation, le saisissement de la jeune fille fut tel que, devenant pâle comme une morte, elle trembla de tous ses membres, ses genoux vacillèrent, et il lui fallut s’appuyer un moment sur la cheminée.

Lorsque Herminie put parler, elle reprit d’une voix profondément altérée :

— Monsieur… Olivier… je vais vous dire quelque chose qui vous semblera insensé… Tout à l’heure… avant que vous m’eussiez tout révélé… une idée folle… horrible, m’est venue… c’est que Gerald… m’avait dissimulé son vrai nom… parce qu’il était coupable… de quelque action coupable… déshonorante peut-être…

— Ah ! vous avez pu croire…

— Oui… j’ai cru cela… mais… je ne sais si la vérité que vous m’apprenez sur la position de Gerald… ne me cause pas un chagrin plus désespéré que celui que j’ai ressenti en pensant que Gerald pouvait être un homme avili.

— Que dites-vous ? mademoiselle… c’est impossible !

— Cela vous semble insensé, n’est-ce pas ? — reprit la jeune fille avec amertume.

— Comment !… Gerald avili…

— Eh ! que sais-je ! je pouvais espérer, à force d’amour, de le tirer de son avilissement, de le relever à ses propres yeux… aux miens… enfin de le réhabiliter… mais, — reprit Herminie, — dans un accablement profond, — entre moi… et monsieur le duc de Senneterre… il y a maintenant un abîme…

— Oh ! rassurez-vous, — dit vivement Olivier, espérant guérir la blessure qu’il venait de faire, et changer en joie la douleur de la jeune fille, — rassurez-vous, mademoiselle Herminie, j’ai mission de vous avouer les torts de Gerald… mais, grâce à Dieu ! j’ai aussi mission de vous dire qu’il entend les réparer… oh ! les réparer de la façon la plus éclatante… Gerald a pu vous tromper sur des apparences… mais il ne vous a jamais trompée sur la réalité de ses sentimens : ils sont, à cette heure… ce qu’ils ont toujours été ; sa résolution n’a pas varié… Aujourd’hui comme hier… Gerald n’a qu’un vœu… qu’un espoir… c’est que vous consentiez à porter son nom… seulement, aujourd’hui, ce nom est celui de duc de Senneterre… Voilà tout.

— Voilà tout ! — s’écria Herminie, dont l’accablement faisait place à une indignation douloureuse.

— Ah ! voilà tout ? ainsi ce n’est rien, monsieur… que d’avoir surpris mon affection à l’aide de faux dehors ? de m’avoir mise dans cette affreuse nécessité de renoncer à un amour… qui était l’espoir… le bonheur de ma vie… ou d’entrer dans une famille qui n’aura pour moi qu’aversion et dédain ? Ah ! cela n’est rien, monsieur ? ah ! votre ami prétend m’aimer, et il m’estime assez peu pour croire que je subirai jamais les humiliations sans nombre auxquelles m’exposerait un pareil mariage ?

— Mais, mademoiselle Herminie…

— Monsieur Olivier… écoutez-moi… Lorsque je l’ai revu après une première rencontre… qui, par son étrangeté même, ne m’avait laissé que trop de souvenirs… si Gerald m’eût franchement avoué qu’il était le duc de Senneterre, j’aurais résisté de toutes mes forces à une affection naissante, j’en aurais triomphé… peut-être… mais, en tous cas, de ma vie, je n’aurais revu Gerald, je ne pouvais pas être sa maîtresse… et je n’étais pas faite, je vous le répète, pour subir les humiliations qui m’attendent si je consens à être sa femme.

— Vous vous trompez, mademoiselle Herminie, acceptez l’offre de Gerald, et vous n’aurez à redouter aucune humiliation ; il est maître de lui. Depuis plusieurs années il a perdu son père ; il dira donc tout à sa mère ; il lui fera comprendre ce que cet amour est pour lui ; mais si madame de Senneterre veut sacrifier à des convenances factices le bonheur de Gerald, celui-ci, à regret… sans doute, et après avoir épuisé toutes les voies de persuasion, est décidé à se passer du consentement de sa mère…

— Et moi, monsieur… je ne me passerai, à aucun prix… non de l’affection… elle ne se commande pas… mais de l’estime de la mère de mon mari, parce que, cette estime… je la mérite… Jamais, entendez-vous bien… l’on ne dira que j’ai été un sujet de rupture entre Gerald et sa mère… et que c’est en abusant de l’amour qu’il avait pour moi, que je me suis imposée à cette noble et grande famille ; non, Monsieur… jamais l’on ne dira cela de moi… mon orgueil ne le veut pas !

En prononçant ces derniers mots, Herminie fut superbe de douleur et de dignité.

Olivier avait le cœur trop bien placé pour ne pas partager le scrupule de la jeune fille… scrupule que lui et Gerald avaient redouté, car ils ne s’abusaient pas sur l’indomptable fierté d’Herminie. Néanmoins, Olivier, voulant tenter un dernier effort, lui dit :

— Mais enfin… mademoiselle Herminie, songez-y, je vous en supplie, Gerald fait tout ce qu’un homme d’honneur peut faire en vous offrant sa main. Que voulez-vous de plus ?

— Ce que je veux, monsieur… je vous l’ai dit… c’est être traitée avec la considération qui m’est due… et que j’ai le droit d’attendre de la famille de monsieur de Senneterre…

— Mais, mademoiselle, Gerald ne peut que vous répondre de lui… Exiger plus… serait…

— Tenez… monsieur Olivier, — dit Herminie, après un moment de réflexion, et interrompant l’ami de Gerald, — vous me connaissez… vous savez si ma volonté est ferme…

— Je le sais… mademoiselle.

— Eh bien ! de ma vie je ne reverrai Gerald, à moins que madame la duchesse de Senneterre, sa mère, ne vienne ici…

— Ici !… — s’écria Olivier stupéfait.

— Oui… que madame la duchesse de Senneterre ne vienne ici… chez moi… me dire qu’elle consent à mon mariage avec son fils… Alors… on ne prétendra pas que je me suis imposée à cette noble famille.

Cette prétention, qui semble et qui était en effet d’un incroyable et superbe orgueil, Herminie l’exprimait simplement, naturellement, sans emphase, parce que, pleine d’une juste et haute estime de soi, la jeune fille avait la conscience de demander ce qui lui était dû.

Cependant, au premier abord, cette prétention parut à Olivier si exorbitante qu’il ne put s’empêcher de répondre dans sa stupeur :

— Madame de Senneterre !… venir chez vous… vous dire qu’elle consent au mariage de son fils… mais vous n’y songez pas, mademoiselle Herminie… c’est impossible !

— Et pourquoi cela, monsieur ? — demanda la jeune fille avec une fierté si ingénue, qu’Olivier, réfléchissant enfin à tout ce qu’il y avait de généreux, d’élevé dans le caractère et dans l’amour d’Herminie, répondit assez embarrassé :

— Vous me demandez, mademoiselle, pourquoi madame de Senneterre… ne peut venir ici… vous dire qu’elle consent au mariage de son fils ?

— Oui, monsieur…

— Mais, mademoiselle, sans parler même des convenances du grand monde… la démarche… que vous exigez d’une personne de l’âge de madame de Senneterre… me semble…

Herminie, interrompant Olivier, lui dit avec un sourire amer :

— Si j’appartenais à ce grand monde dont vous parlez, monsieur ; si, au lieu d’être une pauvre orpheline, j’avais une mère… une famille… et que M. de Senneterre m’eût recherchée en mariage… serait-il, oui ou non, dans les convenances que madame de Senneterre fît la première démarche auprès de ma mère, ou de ma famille… pour lui demander ma main ?