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jeune personne viendra sans doute aussi me voir, ce matin.

— Les jeunes personnes et les dames, ça va tout seul, mademoiselle… Mais si le jeune homme, M. Olivier… (vous voyez que je n’oublie pas le nom) était encore chez vous… quand cette jeune personne viendra ?

— Eh bien ? — Est-ce qu’il faudra la laisser entrer tout de même ?

— Certainement…

— Ah ! tenez, mademoiselle, — dit la portière, — M. Bouffard, qui était si féroce pour vous, et que vous ayez rendu comme un vrai mérinos depuis que vous donnez des leçons à sa fille, a bien raison de dire : il y a des rosières qui ne valent pas mademoiselle Herminie… c’est une demoiselle… qui…

Un coup de sonnette coupa court aux louanges de madame Moufflon.

— C’est sans doute M. Olivier, dit Herminie à madame Moufflon, — priez-le d’entrer.

En effet, au bout d’un instant, la portière introduisit Olivier auprès de la jeune fille, et celle-ci resta seule avec l’ami intime de Gerald.


XL.


L’inquiétude vague que ressentait Herminie augmenta encore à la vue d’Olivier ; le jeune homme paraissait triste, grave, et la duchesse crut remarquer que par deux fois il évita de la regarder, comme s’il éprouvait un pénible embarras ; embarras, hésitation qui se manifestèrent encore par le silence de quelques instans qu’Olivier garda ayant d’expliquer le sujet de sa visite.

Ce silence, Herminie le rompit la première, en disant :

— Vous m’avez écrit, monsieur Olivier, pour me demander une entrevue à propos d’une chose très grave ?

— Très grave, en effet… mademoiselle Herminie.

— Je vous crois, car vous semblez ému, monsieur Olivier ; qu’avez-vous donc à m’apprendre !

— Il s’agit de Gerald, mademoiselle.

— Grand Dieu ! — s’écria la duchesse avec effroi, — que lui est-il arrivé ?

— Rien… — se hâta de dire Olivier, — rien de fâcheux… je le quitte à l’instant.

Herminie, rassurée, se sentit d’abord confuse de son indiscrète exclamation, et dit à Olivier en rougissant :

— Veuillez, je vous prie… ne pas mal interpréter…

Mais la franchise et la fierté de son caractère l’emportant, elle reprit :

— Après tout… pourquoi… vouloir vous cacher ce que vous savez, monsieur Olivier ? N’êtes-vous pas le meilleur ami, presque le frère de Gerald ? Ni lui, ni moi n’avons à rougir de notre attachement. C’est… demain qu’il doit faire part à sa mère de ses intentions, et lui demander… un consentement ; que, d’avance, il est certain d’obtenir. Pourquoi ne l’obtiendrait-il pas ? notre condition est pareille… Gerald vit de sa profession comme je vis de la mienne — notre sort sera modeste, et… Mais pardon, monsieur Olivier, de vous parier ainsi de nous… c’est le défaut des amoureux. Voyons, puisqu’il n’est rien arrivé de fâcheux à Gerald, quelle peut-être la chose si grave qui vous amène ici.

Les paroles d’Herminie annonçaient tant de sécurité qu’Olivier sentit surtout alors la difficulté de la mission dont il s’était chargé, il reprit donc avec une pénible hésitation :

— Il n’est rien arrivé de fâcheux à Gerald, mademoiselle Herminie… mais je viens vous parler de sa part.

Un moment rasséréné, le visage de la duchesse redevint inquiet.

— Monsieur Olivier, expliquez-vous, de grâce, — dit-elle, — vous venez me parler de la part de Gerald ?… pourquoi un intermédiaire entre lui et moi, cet intermédiaire fût-il même vous… son meilleur ami ?… Cela m’étonne. Pourquoi Gerald ne vient-il pas lui-même ?

— Parce qu’il est… des choses… qu’il craint de vous avouer… mademoiselle.

Herminie tressaillit ; sa physionomie s’altéra, et, regardant fixement Olivier, elle reprit :

— Il est des choses… que Gerald craint de m’avouer… à moi !…

— Oui… mademoiselle.

— Mais alors, — s’écria la jeune fille en pâlissant, — c’est donc quelque chose de bien mal, s’il n’ose pas me le dire ?

— Tenez, mademoiselle, — reprit Olivier, qui était au supplice, — je voulais prendre des détours, des précautions ; cela ne servirait qu’à prolonger votre anxiété…

— Oh ! mon Dieu ! — murmura la jeune fille toute tremblante, — que vais-je donc apprendre ?

— La vérité… mademoiselle Herminie… elle vaut mieux que le mensonge.

— Le mensonge ?

— En un mot, Gerald ne peut supporter plus longtemps la position fausse à laquelle l’ont contraint la fatalité des circonstances et le besoin de se rapprocher de vous… Son courage est à bout… il ne veut plus vous mentir, et quoi qu’il puisse en arriver… n’ayant d’espoir que dans votre générosité… il m’envoie, je vous le répète, vous dire ce qu’il craint de vous avouer lui-même… car il sait combien la fausseté vous fait horreur, et… malheureusement Gerald vous a trompée…

— Trompée… moi ?

— Gerald n’est pas ce qu’il paraît… il a pris un faux nom… il s’est donné pour ce qu’il n’était pas…

— Grand Dieu ! — murmura la jeune fille avec épouvante.

Et une idée terrible lui traversa l’esprit.

Étant à mille lieues de penser qu’Olivier pût avoir une intimité dans une classe éminemment aristocratique, la malheureuse enfant s’imagina tout le contraire : elle se persuada que Gerald avait pris un faux nom, s’était donné une fausse profession, afin de cacher sous ces dehors, non l’humilité de sa naissance ou de son état (aux yeux d’Herminie le travail et l’honorabilité égalisaient toutes les conditions), mais quelques antécédens honteux, coupables… enfin… Herminie se figura que Gerald avait commis quelqu’action déshonorante…

Aussi, dans sa folle terreur, la jeune fille, tendant ses deux mains vers Olivier, lui dit d’une voix entrecoupée :

— N’achevez pas… oh !… n’achevez pas… cet aveu de honte.

— De honte !… — s’écria Olivier, — comment, parce que Gerald vous a caché qu’il était le duc de Senneterre ?

— Vous dites… que… Gerald… votre ami ?…

— Est le duc de Senneterre !… oui… Mademoiselle… nous avions été au collège ensemble… il s’était engagé ainsi que moi… c’est ainsi que je l’ai retrouvé au régiment ; depuis, notre intimité a toujours duré ; maintenant, mademoiselle Herminie… vous devinez pour quelle raison… Gerald vous a caché son titre et sa position… C’est un tort dont je me suis rendu complice… par étourderie, car il ne s’agissait d’abord que d’une plaisanterie… que je regrette cruellement : c’était de présenter Gerald chez madame Herbaut, comme clerc de notaire… Malheureusement cette présentation était déjà faite… lorsqu’après la singulière rencontre qui a rapproché Gerald de vous… il vous a retrouvée chez madame Herbaut : vous comprenez le reste… Mais, je vous le répète, Gerald a préféré vous avouer la vérité… ce continuel mensonge révoltait trop sa loyauté.

En apprenant que Gerald, au lieu d’être un homme avili, se cachant sous un faux nom, n’avait eu d’autre tort que de dissimuler sa haute naissance, le revirement