Page:Sue - Les Sept Péchés capitaux, 1852.djvu/92

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sence… Quand je suis revenue tout à l’heure, M. Bernard riait, chantait, je crois même qu’il sautait, malgré sa faiblesse… Enfin il m’a embrassée en criant comme, un déchaîné : Victoire ! maman Barbançon ! victoire !

Gerald, malgré sa tristesse, ne put s’empêcher de sourire d’un air sournois, comme s’il eût connu le secret de la joie subite du vieux marin ; mais lorsque Olivier, véritablement inquiet, lui dit :

— Y comprends-tu quelque chose, Gerald ?

Le duc de Senneterre répondit de l’air le plus naturel :

— Ma foi non !… je n’y comprends rien… si ce n’est que le commandant aura sans doute appris quelque heureuse nouvelle… et je ne vois là rien de bien inquiétant.

— Une heureuse nouvelle ? — dit Olivier surpris, cherchant en vain ce que cela pouvait être, — je ne vois pas… quelle bonne nouvelle mon oncle aura pu apprendre.

— Ce qu’il y a de certain, — reprit madame Barbançon, — c’est qu’après avoir crié victoire ! le commandant m’a dit : — Olivier est il au jardin ? — Oui, monsieur, il y est avec M. Gerald.

— Ah ! Olivier est au jardin… Alors, vite, maman Barbançon, ma canne et mon chapeau… Je me sauve…

— Comment, vous vous sauvez ? Mais, monsieur… — lui ai-je dit, — faible comme vous l’êtes… il n’y a pas de bon sens de vouloir sortir… — Mais bah ! le commandant ne m’a pas seulement écoutée, il a sauté sur son chapeau et a fait deux pas comme pour aller vous trouver dans le jardin, M. Olivier, et puis il s’est arrêté court, a retourné sur ses pas et est sorti par la porte de la rue, en trottinant comme un jeune homme, et en chantonnant sa vilaine romance : — Pour aller à Lorient pêcher des sardines… chanson marine qu’il ne chante que dans ses grandes joies, vous le savez, monsieur Olivier… et pour lui les grandes joies sont rares, pauvre cher homme !

— Raison de plus, si elles sont rares, pour qu’elles soient grandes, madame Barbançon, — dit Gerald en souriant.

— En vérité, — lui dit Olivier, — je t’assure que cela m’inquiète… Mon oncle est si faible depuis sa maladie… qu’hier encore il s’est presque trouvé mal dans le jardin après une promenade d’une demi-heure, tant il était fatigué.

— Rassure-toi, mon ami, jamais la joie ne fait de mal…

— Je vas toujours courir du côté de la plaine, monsieur Olivier, — dit madame Barbançon, — il avait l’idée que l’exercice au grand air lui ferait plus de bien que ses promenades dans le jardin… Peut-être le trouverai-je par là… Mais qu’est-ce qu’il pouvait vouloir dire avec sa victoire ! maman Barbançon !… victoire !… Il faut qu’il ait découvert quelque chose de nouveau en faveur de son Buûonapartè.

Et la digne ménagère sortit précipitamment.

— Allons, Olivier, — reprit Gerald, — ne t’alarme pas. Le pis qu’il puisse arriver au commandant est de se fatiguer un peu…

— Je t’assure, Gerald, que je suis moins inquiet que surpris… Cet accès de joie subite est pour moi incompréhensible…

Neuf heures sonnèrent.

Olivier, songeant à la mission qu’il allait remplir pour Gerald, lui dit :

— Allons… neuf heures… je vais chez elle…

— Bon Olivier, — dit Gerald avec émotion, — tu oublies tout ce qui t’intéresse pour ne songer qu’à moi… et moi, dans mon égoïsme, tout à mon amour, à mes angoisses, je ne te parle pas même de ton amour à toi.

— Quel amour ?

— Cette jeune fille que tu as vue dimanche chez madame Herbaut.

— Je voudrais, mon pauvre Gerald, que ton amour fût aussi tranquille que le mien… si toutefois on peut appeler de l’amour l’intérêt naturel qu’on ressent pour une pauvre petite fille… peu heureuse… qui n’est pas jolie, mais qui a pour elle une physionomie d’une douceur angélique, un excellent naturel, et un petit babil très original.

— Et tu y penses souvent, à cette pauvre fille ?

— C’est vrai… je ne sais vraiment pas trop pourquoi… si je le découvre, je te le dirai. Mais assez parlé de moi… tu viens de montrer de l’héroïsme en oubliant un instant ta passion pour t’intéresser à ce que tu appelles mon amour, — dit Olivier en souriant afin de tâcher d’éclaircir le front de Gerald. — Cette généreuse action sera récompensée… Allons, bon courage… espère… et attends-moi ici…


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Herminie, de son côté, songeait à la visite d’Olivier avec une vague inquiétude, qui jetait un léger nuage sur ses traits naguère épanouis, rayonnans de bonheur.

— Que peut me vouloir M. Olivier ? — pensait la duchesse; — c’est la première fois qu’il me demande à venir chez moi, et c’est pour une affaire très importante, me dit-il dans sa lettre… Cette affaire importante ne doit pas le concerner, lui… Mon Dieu ! s’il s’agissait de Gerald, dont M. Olivier est le meilleur ami ? Mais non… hier encore j’ai vu Gerald… je le verrai aujourd’hui… car c’est demain qu’il doit parler à sa mère… de nos projets… Cependant… je ne sais pourquoi cette entrevue me tourmente… En tout cas, je veux prévenir la portière que j’y suis pour M. Olivier…

Et Herminie tira le cordon d’une sonnette qui communiquait à la loge de madame Moufflon, la portière.

Celle-ci, se rendant aussitôt à cet appel, entra chez la jeune fille au moyen d’une double clef.

— Madame Moufflon, — lui dit Herminie, — quelqu’un viendra ce matin me demander, et vous laisserez entrer.

— Si c’est une dame… bien entendu… Je sais ma consigne, mademoiselle.

— Non, madame Moufflon, ce n’est pas une dame, — répondit Herminie avec un léger embarras.

— Ce n’est pas une dame ? alors ce ne peut être que ce petit bossu pour qui vous y êtes toujours, mademoiselle ?

— Non, madame Moufflon, il ne s’agit pas de M. de Maillefort, mais d’un jeune homme…

— Un jeune homme ! — s’écria la portière… — un jeune homme ! voilà, par exemple, du fruit nouveau !… C’est la première fois…

— Ce jeune homme vous dira son nom, il se nomme Olivier.

— Olivier… ça n’est pas malin… je me rappellerai des olives… je les adore… Olivier, olives, huile d’olive… c’est la même chose… je ne l’oublierai pas… Mais, à propos, non pas de jeune homme… car il ne l’est plus, jeune… le grand vilain serpent ! je l’ai encore vu rôder hier dans l’après-midi devant la porte.

— Qui cela, madame Moufflon ?

— Vous savez bien… ce grand sec… qui a une figure si ingrate, et qui a voulu récidiver pour m’induire à vous remettre un poulet ; mais, jour de Dieu ! je l’ai reçu aussi bien la seconde fois que la première.

— Ah ! encore ! — fit Herminie avec un sourire de dégoût et de mépris en songeant à de Ravil…

En effet, ce cynique, depuis sa rencontre avec Herminie, avait plusieurs fois tenté de se rapprocher de la jeune fille ; mais ne pouvant y parvenir ni triompher de l’incorruptibilité de la portière, il avait écrit par la poste à Herminie, et ses lettres avaient été accueillies avec le mépris qu’elles méritaient.

— Oui, mademoiselle, il est encore venu rôder hier, — reprit la portière, — et comme je me suis mis sur le pas de la porte pour le surveiller, il a ricané en passant devant moi… Je me suis dit : Ricane, va, grande vipère ! tu ris jaune…

— Je ne puis malheureusement éviter la rencontre de cet homme, qui quelquefois affecte de se trouver sur mon passage, — dit Herminie, — mais je n’ai pas besoin, madame Moufflon, de vous recommander de ne jamais le laisser s’approcher de chez moi.

— Oh ! soyez tranquille, mademoiselle… il sait bien à qui il a affaire… allez !

— J’oubliais de vous dire, — reprit Herminie, — qu’une