Page:Sue - Les Sept Péchés capitaux, 1852.djvu/90

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

yeux s’ouvrent maintenant… je reconnais avec une gratitude profonde que la révélation de M. de Maillefort m’a seule mise sur la voie de ces idées que je sens, pour ainsi dire, éclore en moi de minute en minute.

» Je ne sais… mais il me semble, chère maman, que maintenant je t’exprime mieux ma pensée, que mon intelligence se développe, que mon esprit sort de son engourdissement, qu’en certaines parties enfin mon caractère se transforme, et que, s’il reste tendrement sympathique à ce qui est généreux et sincère, il devient résolu, agressif, à l’égard de tout ce qui est faux, bas et cupide.

» Je ne me trompe pas… on m’a menti en me disant que M. de Maillefort était ton ennemi, chère et tendre mère ; on a voulu me mettre en défiance contre ses conseils… C’est à dessein que l’on a favorisé mon fâcheux éloignement pour lui, éloignement causé par des calomnies dont j’ai été dupe.

» Non ! jamais, jamais je n’oublierai que c’est aux révélations de M. de Maillefort que j’ai dû l’inspiration d’aller chez madame Herbaut… dans cette modeste maison où j’ai puisé d’utiles enseignements, et où j’ai rencontré les deux seuls cœurs généreux et sincères que j’aie connus… depuis que je vous ai perdus… ô mon père !… ô ma mère !


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Le lendemain matin du jour où elle avait assisté au bal de madame Herbaut, mademoiselle de Beaumesnil sonna sa gouvernante un peu plus tôt que d’habitude.

Madame Laîné parut à l’instant, et dit à Ernestine :

— Mademoiselle a passé une bonne nuit ?

— Excellente, ma chère Laîné ; mais, dites-moi, avez-vous fait causer, ainsi que je vous en avais prié hier au soir, les gens de mon tuteur, afin de savoir si l’on avait quelque soupçon sur notre absence ?

— L’on ne se doute absolument de rien, mademoiselle… madame la baronne a seulement envoyé ce matin, de très bonne heure, une de ses femmes pour savoir de vos nouvelles…

— Et vous avez répondu ?

— Que mademoiselle avait passé une meilleure nuit… quoiqu’un peu agitée ; mais que le calme absolu de la soirée d’hier avait fait beaucoup de bien à mademoiselle…

— C’est à merveille. Maintenant, ma chère Laîné… j’ai autre chose à vous demander…

— Je suis aux ordres de mademoiselle… seulement, je suis désolée… de ce qui est arrivé hier soir chez madame Herbaut, — dit la gouvernante d’un ton pénétré, — j’étais au supplice pendant toute la soirée…

— Et… que m’est-il donc arrivé chez madame Herbaut ?

— Comment ! mais l’on a accueilli mademoiselle avec une indifférence… une froideur… Enfin… c’était une horreur, car mademoiselle est habituée à voir tout le monde… s’empresser autour d’elle comme cela se doit.

— Ah ! cela se doit ?

— Dame… mademoiselle sait bien les égards que l’on doit à sa position… tandis que hier j’en étais mortifiée, révoltée… Ah ! pensais-je, à part moi, si l’on savait que cette jeune personne, à qui on ne fait pas seulement attention… est mademoiselle de Beaumesnil… il faudrait voir… tout ce monde-là se mettre à plat ventre…

— Ma chère Laîné, je veux d’abord vous tranquilliser sur ma soirée d’hier… j’en ai été ravie… et tellement que je compte aller au bal de dimanche…

— Comment… mademoiselle… veut encore…

— C’est décidé… j’irai. Maintenant, autre chose. L’accueil même que l’on m’a fait chez madame Herbaut, et qui vous scandalise si fort, est une preuve de la discrétion que j’attendais de vous… je vous en remercie… et si vous agissez toujours de la sorte, je vous le répète… votre fortune est assurée.

— Mademoiselle peut être certaine… que ce n’est pas l’intérêt… qui…

— Je sais ce que j’aurai à faire ; mais, ma chère Laîné, ce n’est pas tout ; il faut que vous demandiez a madame Herbaut l’adresse d’une des jeunes personnes que j’ai vues hier soir. Elle s’appelle Herminie, et donne des leçons de musique.

— Je n’aurai pas besoin de m’adresser a madame Herbaut pour cela, mademoiselle ; le maître d’hôtel de M. le baron sait cette adresse…

— Comment ? — dit Ernestine très étonnée, — le maître d’hôtel sait l’adresse de mademoiselle Herminie !

— Oui, mademoiselle ; et justement on causait d’elle à l’office il y a quelques jours.

— De mademoiselle Herminie ?…

— Certainement, mademoiselle… à cause du billet de cinq cents francs qu’elle a rapporté à madame la baronne. Louis, le valet de chambre, a tout entendu… à travers les portières du salon d’attente.

— Madame de La Rochaiguë connaît Herminie ! — s’écria Ernestine, dont la surprise et la curiosité augmentaient à chaque parole de sa gouvernante. — Et ce billet de cinq cents francs, qu’est-ce que cela signifie ?…

— Cette honnête jeune fille… (j’avais bien dit à mademoiselle que madame Herbaut choisissait parfaitement sa société), cette honnête jeune fille rapportait ces cinq cents francs parce qu’elle avait été, disait-elle, payée par madame la comtesse.

— Quelle comtesse ?

— Mais… la mère de mademoiselle.

— Ma mère… payer Herminie, et pourquoi ?

— Ah ! mon Dieu, c’est juste… mademoiselle ignore sans doute… on n’a pas dit cela à mademoiselle de peur de l’attrister encore.

— Quoi… que ne m’a-t-on pas dit ? Au nom du ciel !… parlez… parlez donc…

— Que feue madame la comtesse… avait tant souffert dans ses derniers momens que les médecins… à bout de ressources, avaient imaginé de conseiller à madame la comtesse… d’essayer si la musique ne calmerait pas ses douleurs.

— Oh ! mon Dieu… je ne puis croire… achevez… achevez…

— Alors on a cherché une artiste, et c’était… Herminie !

— Herminie !

— Oui, mademoiselle. Pendant les dix ou douze derniers jours de la maladie de madame la comtesse, mademoiselle Herminie a été faire de la musique chez elle… on dit que cela a beaucoup calmé feue madame la comtesse… mais malheureusement il était trop tard…

Pendant qu’Ernestine essuyait les larmes que lui arrachaient ces tristes détails, jusqu’alors inconnus d’elle, madame Laîné continua :

— Il paraît qu’après la mort de madame la comtesse, madame la baronne, croyant que mademoiselle Herminie n’avait pas été payée, lui envoya cinq cents francs ; mais cette brave fille, comme je le disais tout à l’heure à mademoiselle, a rapporté l’argent, disant qu’on ne lui devait rien…

— Elle a vu ma mère… mourante… elle a calmé ses souffrances, — pensait Ernestine avec une émotion inexprimable.

— Ah ! quand pourrai-je lui avouer que je suis la fille de cette femme qu’elle aimait sans doute ! car comment connaître ma mère sans l’aimer ?

Puis, tressaillant soudain à un souvenir récent, la jeune fille se dit encore :

— Mais je me rappelle maintenant… hier… lorsque j’ai dit à Herminie que je m’appelais Ernestine… elle a paru frappée… elle m’a dit toute émue qu’une personne qu’elle vénérait avait une fille qui s’appelait aussi Ernestine. Ma mère lui a donc parlé de moi ? Et pour parler à Herminie avec cette confiance, ma mère l’aimait donc ? j’ai donc raison de l’aimer aussi… C’est un devoir pour moi… Oh ! ma tête se perd, mon cœur déborde… c’est trop… mon Dieu !… c’est trop de bonheur.