Page:Sue - Les Sept Péchés capitaux, 1852.djvu/9

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

délicatement provoqué par Gerald, fut amené à parler de ses campagnes ; puis, ce respectueux tribut payé à l’ancienneté du vétéran, les deux jeunes gens évoquèrent à leur tour toutes sortes de souvenirs de collége et de régiment.

Avant de poursuivre ce récit, rappelons la disposition de la tonnelle qui, appuyée à un mur coupé par une sorte de baie grillagée, permettait de voir dans la rue, d’ailleurs fort peu passante.

Le vétéran venait d’allumer sa pipe, Gerald et Olivier leurs cigares ; les deux jeunes gens s’entretenaient depuis quelques instans de leurs anciens compagnons de classe et d’armée, lorsqu’Olivier dit à son ami :

— À propos, qu’est devenu cet animal de Macreuse… qui faisait le métier d’espion au collége ? Te souviens-tu ?… un gros blond fadasse… à qui nous donnions, en nous cotisant, de si belles volées ! car il était deux fois grand et fort comme nous ?

Au nom de Macreuse, la figure de Gerald prit une expression d’aversion et de mépris singulière et il répondit :

— Diable… tu parles bien légèrement de M. Célestin de Macreuse.

— Comment, de Macreuse ? — dit Olivier, — il s’est donné du de, celui-là ?… On ne savait d’où il venait, ni qui étaient son père et sa mère ? Il était si gueux qu’il mangeait six cloportes pour gagner un sou… Je lui en ai toujours voulu, car il faisait tout pour avilir la pauvreté…

— Et puis, — reprit Gerald, — cruel à plaisir ; te rappelles-tu… ces petits oiseaux à qui il crevait les yeux avec une épingle… pour voir comment ils voleraient ensuite.

— Canaille ! — s’écria le vétéran indigné, en lançant précipitamment deux ou trois bouffées de tabac. — Cet homme-là doit mourir dans la peau d’un sacré gueux, si on ne l’écorche pas tout vif !

— Je crois que votre prédiction s’accomplira, mon commandant, — dit Gerald en riant ; puis, s’adressant à Olivier : — je vais bien t’étonner en te disant ce qui est advenu de M. Célestin de Macreuse… En quittant le service, j’ai recommencé ma vie de Paris. Je t’ai dit, je crois, combien ce qu’on appelle notre monde, à nous autres du faubourg Saint-Germain, était parfois rigoureusement exclusif ; jugez de mon étonnement, lorsqu’un beau soir, j’entends annoncer chez ma mère M. de Macreuse. C’était notre homme. J’avais conservé une si détestable impression de ce mauvais garçon, qu’allant trouver ma mère, je lui dis : — Pourquoi donc recevez-vous ce monsieur qui vient de vous saluer… ce grand blond jaunasse ? — Mais c’est M. de Macreuse, — me répondit ma mère avec un accent de considération très marqué. — Et qu’est-ce que c’est que M. de Macreuse, ma chère mère ; je ne l’ai pas encore vu chez vous ? — Non, car il arrive de voyage, me répondit-elle. — C’est un jeune homme très distingué, d’une piété exemplaire, et le fondateur de l’œuvre de Saint-Polycarpe. — Ah diable ! et qu’est-ce que c’est que l’œuvre de Saint-Polycarpe, ma chère mère ? — C’est une association pieuse qui a pour but d’enseigner aux pauvres la résignation à leur misère, en faisant comprendre que plus ils souffriront ici-bas, plus ils seront heureux là-haut. — Si no vero, bene trovato, dis-je en riant à ma mère. Mais il me semble que ce gaillard-là a la joue bien rebondie, a l’oreille bien rouge, pour prêcher l’excellence des privations. — Mon fils, reprit gravement ma mère, ce que je vous dis est fort sérieux. Les personnes les plus recommandables se sont jointes à l’œuvre de M. de Macreuse… qui déploie dans l’accomplissement de ses desseins un zèle évangélique. Mais le voici… je veux vous présenter à lui. — Ma mère, lui dis-je vivement, de grâce n’en faites rien… Je serais forcé d’être impoli. Ce monsieur me déplaît, et ce que je sais de lui rend cette déplaisance insurmontable. Nous avons été au collége ensemble, et… — Je ne pus continuer, le Macreuse s’avança vers ma mère, j’étais resté assis auprès d’elle. — Mon cher monsieur de Macreuse, — dit-elle à son protégé de l’air le plus aimable, après m’avoir jeté un regard sévère, — je vous présente mon fils… un de vos anciens condisciples, qui sera charmé de renouveler connaissance avec vous. — Le Macreuse me salua profondément, et, du haut de sa cravate, me dit d’un air compassé : — « J’étais absent de Paris depuis quelque temps, monsieur, et j’ignorais votre retour en France ; je ne m’attendais pas avoir l’honneur de vous rencontrer ce soir chez madame votre mère… nous avons en effet été au collége ensemble… et… » — C’est pardieu vrai, monsieur, — dis-je au Macreuse en l’interrompant… — et, s’il m’en souvient, vous nous espionniez… au profit des maîtres, vous mangiez six cloportes pour avoir un sou, et vous creviez les yeux des petits oiseaux avec des épingles : c’était probablement aussi dans le charitable espoir que leurs souffrances leur seraient comptées là-haut ?

— Bien touché… — dit le commandant en riant aux éclats.

— Et qu’a répondu le Macreuse ? — reprit Olivier.

— La large face de ce mauvais drôle est devenue cramoisie, il a tâché de sourire et de balbutier quelques mots ; mais soudain ma mère, me regardant d’un air de reproche, s’est levée, disant à notre homme pour le sauver de son embarras : — Monsieur de Macreuse, voulez-vous me donner le bras pour aller prendre une tasse de thé ?

— Mais, — dit Olivier, — comment cet homme a-t-il été présenté dans ton monde si exclusif ?

— C’est ce que personne ne sait, — répondit Gerald… — Une fois la première porte de notre monde ouverte, toutes les autres s’ouvrent d’elles-mêmes… mais cette première porte si difficile à franchir, qui l’a ouverte à ce Macreuse ?… on l’ignore ; … quelques-uns cependant pensent qu’il a été introduit dans notre société par un certain abbé Ledoux, directeur très à la mode dans notre quartier. Ceci ne manque pas de vraisemblance, et j’en ai pris l’abbé en aussi grande aversion que le Macreuse… Si du reste mon mépris pour ce mauvais drôle avait besoin d’être justifié, il le serait pour moi… par le jugement qu’a porté du Macreuse un homme très singulier, qui ne se trompe jamais dans ses appréciations.

— Et quel est cet homme infaillible ? — demanda Olivier en souriant.

— Un petit bossu pas plus grand que ça, — dit Gerald en élevant sa main à la hauteur de quatre pieds et demi environ.

— Un bossu ? — dit Olivier très surpris.

— Oui… un bossu spirituel comme un démon, incisif en diable, raide comme une barre de fer, pour ceux qu’il mésestime ou qu’il méprise ; … mais rempli d’affection et de dévouement pour ceux qu’il honore… et ceux-là sont rares ; ne cachant d’ailleurs jamais à personne l’éloignement ou la sympathie qu’on lui inspire.

— Il est heureux que son infirmité lui permette d’avoir ainsi son franc parler, — dit le commandant, — sans cela… votre bossu jouerait un jeu diablement dangereux, au moins ?

Son infirmité, — dit Gerald en riant, — quoiqu’il en soit atrocement bossu, le marquis de Maillefort… est…

— C’est un marquis, dit Olivier.

— Tout ce qu’il y a de plus marquis et de la plus vieille roche ; il est puîné de la maison ducale et princière de Hautmartel, dont le chef s’est retiré en Allemagne depuis 1830 ; mais quoique atrocement bossu, te disais-je, monsieur de Maillefort est alerte et vigoureux comme un jeune homme, malgré ses quarante-cinq ans, et de plus… tiens… toi et moi, nous sommes sans vanité de très bons tireurs, n’est-ce pas ?

— Mais oui.

— Eh bien ! le marquis nous rendrait huit coups de bouton sur douze… C’est un jeu digne de l’incomparable Bertrand… léger comme l’oiseau, rapide comme la foudre.

— J’aime aussi beaucoup ce brave petit bossu-là, — dit le vétéran, très intéressé ; — s’il a eu des duels, ses adversaires devaient faire de drôles de figures.

— Le marquis a eu plusieurs duels dans lesquels il a été charmant, de gai persiflage, de sang-froid et de courage, — répondit Gerald, — c’est ce que m’a dit mon père, dont il était l’ami.