Page:Sue - Les Sept Péchés capitaux, 1852.djvu/89

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quelques cœurs compatissants ne soient touchés de mon air naturellement doux et triste…

» Ce que je dois réellement inspirer (si j’inspire quelque chose) est cette sorte de tendre commisération que les âmes d’une délicatesse rare ressentent parfois à la vue d’un être inoffensif, souffrant de quelque peine cachée.

» Si cette commisération me rapproche d’une de ces natures d’élite, ce qu’elle trouve et aime en moi c’est une grande douceur de caractère, jointe à un besoin de réciproque sincérité.

» Voilà ce que je suis, rien de plus, rien de moins.

» Et quand je compare ces humbles avantages, les seuls que je possède, aux perfections inouïes, idéales que la flatterie se plaît à m’accorder si magnifiquement ;

» Quand je pense à ces passions soudaines, irrésistibles, que j’ai inspirées à des gens qui ne m’ont jamais parlé.

» Quand je pense enfin à l’effet que je produisais en » entrant quelque part, et que je me rappelle qu’au bal… de ce soir… je n’ai été invitée à danser que par charité, toutes les jeunes filles ayant été engagées de préférence à moi… car j’étais la plus laide de cette réunion, oh ! ma mère !… moi qui n’ai jamais eu de haine pour personne… je le sens, je les hais autant que je les méprise ces gens qui se sont joués de moi par leurs basses flatteries… Je suis tout étonnée des mots durs, amers, insolents, qui me viennent à l’esprit, et dont j’espère un jour accabler ceux qui m’ont voulu tromper… lorsqu’une épreuve à laquelle je veux les soumettre au grand bal de jeudi, chez madame la marquise de Mirecourt, m’aura complètement prouvé leur fausseté…

» Hélas ! chère maman, qui m’eût dit, il y a quelque temps, que moi, si timide, je prendrais un jour de ces résolutions hardies ? Mais la nécessité d’échapper à de grands malheurs donne du courage, de la volonté aux plus craintifs.

» Puis il me semble que, de moment en moment, mon esprit, jusqu’alors fermé à tout ce qui était défiance, observation, je dirais presque intrigue et ruse… s’ouvre davantage à ces pensées, mauvaises sans doute, mais que l’abandon où je suis fait excuser peut-être.

» Je te l’ai dit, chère maman, la cruelle leçon que j’ai subie n’a pas été du moins sans compensation…

» D’abord, j’ai trouvé, j’en suis certaine, une amie généreuse et sincère. Me voyant délaissée… cette charmante jeune fille a eu pitié de mon humiliation… elle est venue à moi… elle s’est ingéniée à me consoler… avec autant de bonté que de grâce… J’ai ressenti, je ressens pour elle la plus tendre reconnaissance…

» Oh ! si tu savais, chère maman, ce qu’il y a de nouveau, de doux, de délicieux pour moi, la plus riche héritière de France, jusqu’alors assaillie de tant de protestations menteuses, à chérir quelqu’un qui m’a vue humiliée, qui me croit malheureuse, et, qui, pour cela seul, me témoigne le plus touchant intérêt, qui m’aime enfin pour moi même !

» Que te dirai-je ?… être recherchée… aimée… à cause des infortunes que l’on vous suppose… combien cela est ineffable pour le cœur, lorsque jusqu’alors on a été recherchée… aimée (en apparence) seulement à cause des richesses que l’on vous sait ! !

» La sincère affection que j’ai trouvée, cette fois, m’est si précieuse qu’elle me donne l’espérance d’un heureux avenir : désormais… sûre d’une amie éprouvée, que puis-je craindre ?… Ah ! cette amie, je n’aurai pas à trembler de la voir changer… lorsqu’un jour je lui avouerai qui je suis ! !

» Ce que je te dis d’Herminie (elle s’appelle ainsi) peut s’appliquer aussi à M. Olivier, que l’on croirait le frère de cette jeune fille par le cœur et par la loyauté ; voyant que personne ne m’invitait, c’est lui qui m’a engagée par charité, et telle est sa franchise qu’il n’a pas nié cette compassion ; bien plus, lorsque j’ai eu la hardiesse de lui demander s’il me trouvait jolie, il m’a répondu que non, mais que j’avais une physionomie qui intéressait par son expression de douceur et de bonté.

» Ces simples paroles m’ont fait un plaisir inouï… je les sentais vraies… car elles se rapportaient à ce que tu me disais, bonne mère… lorsque tu me parlais de ma figure ; et ces paroles… c’était bien à la pauvre petite brodeuse qu’elles s’adressaient, et non pas à la riche héritière.

» M. Olivier est simple soldat, je crois ; il a dû cependant recevoir une éducation distinguée, car il s’exprime à merveille, et ses manières sont parfaites ; de plus, il est aussi bon que brave ; il prend un soin filial de son vieil oncle, ancien officier de marine…

» Oh ! ma mère !… quelles vaillantes natures que celles-là ! ! comme on est à l’aise auprès d’elles ; comme à leur sincérité le cœur s’épanouit ! comme ces relations semblent bonnes et saines à l’âme ! quelle gaîté douce et sereine dans la pauvreté !… quelle résignation dans le travail… car tous les deux sont pauvres, tous deux travaillent, Herminie… pour vivre, M. Olivier pour ajouter à l’insuffisante retraite de son vieil oncle.

» Travailler pour vivre !…

» Et encore… Herminie me disait que quelquefois… le travail manquait… car l’excellente sœur… (oh je peux l’appeler ma sœur) m’a proposé de me recommander à une maison de broderie, afin, m’a-t-elle dit, que j’ignore ce qu’il y a de cruel dans le chômage d’occupation.

» Manquer de travail !…

» Mais alors, mon Dieu ! c’est manquer de pain !… mais c’est le besoin !… c’est la misère !… c’est la maladie !… c’est la mort… peut-être !

» Toutes ces jeunes filles que j’ai vues à cette réunion, souriantes, si gaies ce soir, et qui vivent, comme Herminie, uniquement de leur travail, peuvent donc souffrir demain de toutes les horreurs de la misère, si ce travail leur manque ?

» Il n’y a donc personne à qui elles puissent dire :

» J’ai bon courage, bonne volonté… donnez-moi seulement de l’occupation.

» Mais c’est injuste ! mais c’est odieux cela ! on est donc sans pitié les uns pour les autres ? Ça est donc égal qu’il y ait tant de personnes ignorant aujourd’hui si elles auront du pain demain ?

» Oh ! ma mère ! ma mère ! maintenant je comprends ce vague sentiment de crainte, l’inquiétude, dont j’ai été saisie quand on m’a appris que j’étais si riche… j’avais donc raison de me dire avec une sorte de remords :

» Tant d’argent ? à moi seule ? Pourquoi cela ?

» Pourquoi tant à moi, rien aux autres ?

» Cette fortune immense, comment l’ai-je gagnée ?…

» Hélas ! je l’ai gagnée seulement… par ta mort… ô ma mère… par ta mort… ô mon père.

» Ainsi, pour que je sois si riche, il faut que j’aie perdu les êtres que je chérissais le plus au monde.

» Pour que je sois si riche… peut-être faut-il qu’il y ait des milliers de jeunes filles, comme Herminie, toujours exposées à la détresse… joyeuses aujourd’hui… désespérées demain…

» Et quand elles ont perdu la seule richesse de leur âge, leur insouciance et leur gaîté, quand elles sont vieilles… quand ce n’est plus seulement le travail… mais les forces qui leur manquent, que deviennent-elles ces infortunées ?

» Oh ! ma mère… plus je songe à la disproportion effrayante entre mon sort et celui d’Herminie, ou de tant d’autres jeunes filles… plus je songe à toutes les ignominies qui m’assiègent, à tous les projets ténébreux dont je suis le but parce que je suis riche, il me semble que la richesse laisse au cœur une amertume étrange.

» À cette heure où ma raison s’éveille et s’éclaire, il faut enfin que j’éprouve la toute puissance de la fortune sur les âmes vénales, il faut que je voie jusqu’à quel honteux abaissement je puis, moi jeune fille de seize ans faire courber tout ce qui m’entoure… Oui, car mes