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figuré que les personnes très braves devaient être très bonnes, — répondit Ernestine.

— Vous, par exemple, Herminie… vous devez être très courageuse…

L’entretien des jeunes filles fut interrompu de nouveau par un danseur qui vint inviter Ernestine… en échangeant un regard avec Herminie.

Ce regard, mademoiselle de{{lié} Beaumesnil le surprit et il la fit rougir et sourire ; elle accepta néanmoins l’engagement pour la contredanse qui allait commencer dans quelques instans.

Le danseur éloigné, Ernestine dit gaîment à sa nouvelle amie :

— Vous m’avez mise en goût d’être dangereuse, et je le deviens… prodigieusement, ma chère Herminie.

— Et à propos de quoi me dites-vous cela, Ernestine ?

— Cette invitation que l’on vient de me faire…

— Eh bien ?…

— C’est encore vous…

— Encore moi ?

— Vous vous êtes dit : il faut au moins que cette pauvre Ernestine danse deux fois… dans la soirée… tout le monde n’a pas le bon cœur de monsieur Olivier… or, je suis reine, ici, et j’ordonnerai à l’un de mes sujets…

Mais le sujet de la reine Herminie vint dire à mademoiselle de Beaumesnil :

— Mademoiselle… on est en place  Beaumesnil en la menaçant affectueusement du doigt, — je vous apprendrai à être si fière de votre pénétration…

À peine la jeune fille venait-elle de s’éloigner, avec son danseur, qu’Olivier, s’approchant de la duchesse, s’assit auprès d’elle et lui dit :

— Mais quelle est donc cette jeune fille avec qui je viens de danser ?

— Une orpheline… qui vit de son état de brodeuse, monsieur Olivier, et qui, je le pense, n’est pas très heureuse… car vous ne pouvez vous imaginer avec quelle expression touchante elle m’a remerciée de m’être occupée d’elle ce soir ; c’est cela qui nous a soudain rapprochées l’une de l’autre… car je ne la connais que d’aujourd’hui.

— C’est ce qu’elle m’a dit en parlant naïvement de ce qu’elle appelle votre pitié et la mienne.

— Pauvre petite… il faut qu’elle ait été bien maltraitée… qu’elle le soit peut-être encore, pour se montrer si reconnaissante de la moindre preuve d’intérêt qu’on lui donne.

— Elle est avec cela fort originale. Vous ne savez pas, mademoiselle Herminie, la singulière question qu’elle m’a faite en invoquant ma franchise ?

— Non.

— Elle m’a demandé si je la trouvais laide ou jolie…

— Quelle singulière petite fille !… Et vous lui avez répondu ?…

— La vérité… puisqu’elle la demandait.

— Comment, monsieur Olivier, vous lui avez dit qu’elle n’était pas jolie ?

— Certainement, mais en ajoutant (et c’était aussi la vérité), qu’elle avait l’air si doux, si franc… qu’on oubliait qu’elle aurait pu être belle.

— Ah ! mon Dieu !… monsieur Olivier… — dit Herminie presque avec crainte, — c’était dur à entendre… pour elle… Et elle n’a pas semblé blessée ?

— Pas le moins du monde, au contraire… et c’est cela surtout qui m’a beaucoup frappé. Lorsqu’on pose des questions de cette nature, soyez franc veut ordinairement dire : mentez. Tandis qu’elle m’a remercié de ma sincérité en deux mots, mais avec un accent si pénétré, si touchant, et surtout si vrai… que, malgré moi, j’en ai été tout ému.

— Savez-vous ce que je crois, monsieur Olivier ? C’est que la pauvre créature aura été très durement traitée chez elle ; on lui aura peut-être dit cent fois qu’elle était laide comme un petit monstre… et se trouvant, sans doute pour la première fois dans vie, en confiance avec quelqu’un, elle aura voulu savoir de vous la vérité sur elle-même.

— Vous avez probablement raison, mademoiselle Herminie ; et ce qui m’a touché comme vous, c’est de voir avec quelle reconnaissance cette pauvre jeune fille accueille la moindre preuve d’intérêt, pourvu qu’elle la croie sincère.

— Figurez-vous, monsieur Olivier… que parfois j’ai vu de grosses larmes rouler dans ses yeux…

— En effet, il me semble que sa gaîté… doit cacher un fond de mélancolie habituelle… elle cherche à s’étourdir peut-être…

— Et puis, malheureusement son état, qui demande beaucoup de travail et de temps, est peu lucratif, pauvre enfant !… Si les préoccupations de la pauvreté viennent se joindre à ses autres chagrins !…

— Cela n’est que trop possible, mademoiselle Herminie… — dit Olivier avec sollicitude, — elle doit être, en effet, bien à plaindre.

— Mais silence… la voilà ! — dit Herminie.

Puis elle ajouta :

— Ah ! mon Dieu ! elle met son châle ; on nous l’emmène…

En effet, Ernestine, derrière qui marchait madame Laîné d’un air imposant, s’avança dans la chambre à coucher, et fit à Herminie un signe de tête qui semblait dire qu’elle partait à regret.

La duchesse alla au-devant de sa nouvelle amie et lui dit :

— Comment ! vous nous quittez déjà ?

— il le faut bien, — répondit Ernestine, en accusant d’un petit regard sournois l’innocente madame Laîné.

— Mais, au moins, vous viendrez dimanche, ma chère Ernestine ?… Vous savez que nous avons mille choses à nous dire.

— Oh ! j’espère bien venir, ma chère Herminie ; j’ai autant que vous le désir de nous revoir bientôt.

Et faisant un salut gracieux au jeune sous-officier, Ernestine lui dit :

— Au revoir, monsieur Olivier.

— Au revoir, mademoiselle, — répondit le jeune soldat en s’inclinant.

Une heure après, mademoiselle de Beaumesnil et madame Laîné étaient de retour à l’hôtel de La Rochaiguë.


XXXVIII.

Mademoiselle de Beaumesnil, de retour du bal de madame Herbaut, resta seule et écrivit son journal :

» Dieu soit béni ! chère maman… L’inspiration à laquelle j’ai cédé… était bonne.

» Oh ! dans cette soirée quelle cruelle leçon… d’abord, puis quel profitable enseignement, et enfin quelles douces compensations !

« Deux personnes de cœur m’ont témoigné un intérêt… vrai.

» Oh ! oui, cette fois bien vrai, bien désintéressé, car ces personnes-là, du moins, ignorent que je suis la plus riche héritière de France

» Elles me croient pauvre… dans un état voisin de la misère… et puis surtout elles ont été sincères envers moi, je le sais… j’en suis certaine… oui, elles ont été sincères…

» Jugez de mon bonheur… je puis enfin avoir foi en quelqu’un, ma mère, moi qui suis arrivée à la défiance de tout et de tous, grâce aux adulations des gens qui m’entourent.

» Enfin… je crois savoir ce que je vaux, ce que je parais.

» Je suis loin d’être jolie, je n’ai rien au monde qui puisse me faire remarquer, je suis une de ces créatures qui doivent toujours passer inaperçues, à moins que