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mademoiselle, — répondit si naïvement Ernestine que la duchesse, sensible à cette louange ingénue, reprit :

— Alors, je vous remercie de ce qu’il y a d’aimable dans vos paroles… Elles sont sincères, je n’en doute pas ; pour justes, c’est autre chose ; mais dites-moi, comment trouvez-vous notre petit bal ?

— Charmant, mademoiselle…

— N’est-ce pas ? c’est si gai, si animé !… Comme on emploie bien le temps ! Que voulez-vous ? il n’y a qu’un dimanche par semaine… aussi, pour nous tous qui sommes ici… Le plaisir est vraiment un plaisir ; tandis que, pour tant de gens… dit-on… c’est une occupation… et des plus fatigantes encore… Rassasiés de tout… ils ne savent que s’imaginer pour s’amuser.

— Et croyez-vous qu’ils s’amusent, au moins, mademoiselle ?

— Non, car il me semble que rien ne doit être plus triste que de chercher si péniblement le plaisir…

— Oh ! oui, cela doit être triste… aussi triste… que de chercher une affection vraie lorsqu’on n’est aimé de personne, — dit involontairement Ernestine, cédant à l’empire de ses tristes préoccupations.

Il y eut tant de mélancolie dans l’accent de la jeune fille et dans l’expression de ses traits, en prononçant ces mots, qu’Herminie se sentit émue.

— Pauvre petite, — pensa la duchesse, — sans doute, elle n’est pas aimée de sa famille ; puis l’espèce d’humiliation qu’elle a dû ressentir, en se voyant délaissée par tout le monde, doit l’attrister encore… car, je n’y songeais pas, elle est là toute seule, sur cette banquette, exposée, comme en spectacle… aux moqueries peut-être…

Le hasard vint confirmer les craintes d’Herminie.

Les évolutions de la contredanse ayant ramené devant Ernestine la jeune fille aux vives couleurs et son cavalier aux gants vert-pomme, la duchesse surprit quelques regards de compassion jetés par la préférée… sur la délaissée.

Ces regards, mademoiselle de Beaumesnil les surprit aussi… elle se crut pour tout le monde l’objet d’une pitié moqueuse. À cette pensée elle souffrait visiblement. Que l’on juge de sa reconnaissance pour Herminie, lorsque celle-ci lui dit, en tâchant de sourire, car elle devinait la pénible impression d’Ernestine :

— Mademoiselle… voulez-vous me permettre d’agir avec vous sans façon ?

— Certainement… mademoiselle.

— Eh bien ! je trouve qu’il fait ici horriblement chaud… Si vous le vouliez, nous irions nous asseoir dans la chambre de madame Herbaut.

— Oh ! merci… mademoiselle, — dit Ernestine, en se levant vivement, et en attachant sur Herminie son regard ingénu, qu’une larme furtive rendit humide.

— Oh ! merci ! — répéta-t-elle tout bas.

— Comment ? merci… — lui dit Herminie avec surprise en lui donnant le bras, — c’est au contraire à moi de vous remercier… puisque pour moi vous consentez à quitter la salle du bal.

— Et moi, je vous remercie, parce que je vous ai comprise, mademoiselle… — reprit Ernestine en accompagnant la duchesse dans la chambre à coucher de madame Herbaut, où les deux jeunes filles ne trouvèrent personne.

— Maintenant que nous voilà seules, — dit Herminie à Ernestine, — expliquez-moi donc pourquoi vous m’avez remerciée… lorsque tout à l’heure…

— Mademoiselle, — dit Ernestine en interrompant la duchesse, — vous êtes généreuse… vous devez être franche…

— Mademoiselle… c’est ma qualité… ou mon défaut, — répondit Herminie en souriant, — eh bien ! voyons, pourquoi cet appel à ma franchise ?

— Tout à l’heure, lorsque vous m’avez priée de vous accompagner ici… sous prétexte qu’il faisait trop chaud… dans la salle du bal… vous avez écouté votre bon cœur… vous vous êtes dit : « Cette pauvre jeune fille est délaissée… personne ne l’a invitée à danser parce qu’elle n’est pas jolie… elle reste là comme un sujet de risée… elle souffre de cette humiliation… À cette humiliation… je vais la soustraire en l’amenant ici sous quelque prétexte. » Oh ! vous vous êtes dit cela, n’est-ce pas ? ajouta mademoiselle de Beaumesnil, en ne cherchant pas à cacher cette fois les larmes d’attendrissement qui lui vinrent aux yeux. — Avouez que je vous ai devinée.

— C’est vrai, — dit Herminie avec sa loyauté habituelle, — pourquoi n’avouerais-je pas l’intérêt que votre position m’a inspiré, mademoiselle ?

— Oh ! merci encore, — dit Ernestine en tendant la main à Herminie, — vous ne savez pas combien je suis heureuse de votre sincérité.

— Et vous… mademoiselle, — reprit Herminie en serrant la main d’Ernestine, — puisque vous voulez que je sois franche, vous ne savez pas combien, tout à l’heure, vous m’avez fait de peine.

— Moi ?

— Sans doute… lorsque je vous disais que ce devait être une chose triste que de chercher péniblement le plaisir, vous m’avez répondu avec un accent qui m’a serré le cœur : — Oui, c’est aussi triste… que de chercher une véritable affection lorsqu’on n’est aimé de personne.

— Mademoiselle… — reprit Ernestine embarrassée.

— Oh ! en disant cela… vous aviez l’air navrée… il ne faut pas le nier… ne vous ai-je pas donné l’exemple de la franchise ?

— C’est vrai… mademoiselle, en cela je ne vous imitais pas.

— Eh bien ! — reprit Herminie en hésitant, — permettez-moi une question… et surtout ne l’attribuez pas à une indiscrète curiosité… Vous ne rencontrez peut-être pas… parmi les vôtres… l’affection que vous pourriez désirer ?

— Je suis orpheline… — répondit mademoiselle de Beaumesnil, d’une voix si touchante qu’Herminie tressaillit et sentit son émotion augmenter.

— Orpheline ! — reprit-elle, — orpheline ! Hélas !… je vous comprends… car moi aussi…

— Vous êtes orpheline ?…

— Oui…

— Quel bonheur !… — dit vivement Ernestine.

Mais pensant aussitôt que cette exclamation involontaire devait paraître cruelle ou au moins bien étrange, elle ajouta :

— Pardon… mademoiselle… pardon… mais…

— À mon tour, je vous ai devinée, — reprit Herminie avec une grâce, charmante, — quel bonheur veut dire : « Elle sait combien le sort d’une orpheline est triste… et peut-être elle m’aimera… peut-être, en elle, je trouverai l’affection que je n’ai pas rencontrée ailleurs. » Est-ce vrai ? — ajouta Herminie en tendant à son tour la main à Ernestine. — N’est-ce pas que je vous ai devinée ?

— Hélas ! oui, c’est vrai ; — répondit Ernestine, cédant de plus en plus à l’attrait singulier que lui inspirait la duchesse. — Vous avez été si bonne pour moi, vous semblez si sincère, que j’ambitionnerais votre affection, mademoiselle… mais ce n’est qu’une ambition… je n’ose pas même dire une espérance… — reprit timidement Ernestine, — car vous me connaissez à peine… mademoiselle…

— Et moi, me connaissez-vous davantage ?

— Non… mais vous, c’est différent…

— Pourquoi cela ?

— Je suis déjà votre obligée, et je vous demande encore…

— Et qui vous dit que cette affection, que vous me demandez, je ne serais pas heureuse de vous l’accorder, en échange de la vôtre ? Vous semblez si à plaindre… si intéressante, — reprit Herminie, qui, de son côté, ressentait un penchant croissant pour Ernestine.

Mais, devenant tout à coup pensive, elle ajouta :

— Savez-vous que cela est bien singulier ?

— Quoi donc… mademoiselle, — demanda Ernestine, inquiète de la gravité des traits de la duchesse.

— Nous nous connaissons depuis une demi-heure à