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quelque élégance de manières… mademoiselle de Beaumesnil se vit pour ainsi dire dédaignée après avoir été comparée à sa compagne…, elle ressentit un coup douloureux.

» Hélas ! — se disait la pauvre enfant, avec une tristesse indéfinissable, puisque je n’ai pu supporter la comparaison avec aucune des jeunes filles qui se trouvaient à côté moi… et même avec la dernière que l’on a invitée… je ne dois donc jamais plaire à personne ?… Si l’on veut me persuader le contraire… l’on obéira, je n’en puis plus douter maintenant, à une arrière-pensée basse et cupide… Au moins, toutes ces jeunes filles que l’on m’a préférées sont bien assurées que cette préférence est sincère… aucun doute cruel ne flétrit leur innocent triomphe… Ah ! jamais je ne connaîtrai même cet humble bonheur ! »

À ces pensées, l’émotion de mademoiselle de Beaumesnil fut si poignante qu’il lui fallut un violent effort pour contenir ses larmes…

Mais si ses pleurs ne coulèrent pas… son pâle et doux visage trahit un sentiment si pénible que deux personnes… deux cœurs généreux en furent frappés tour à tour…

Pendant que mademoiselle de Beaumesnil s’était livrée à ces réflexions cruelles, la contredanse avait suivi son cours. Olivier dansait avec mademoiselle Hortense Herbaut, et le jeune couple se trouvait placé en face d’Ernestine.

Lors d’un repos, Olivier, jetant par hasard les yeux sur les banquettes désertes, remarqua d’autant plus l’humiliant délaissement de mademoiselle de Beaumesnil, qui seule ne dansait pas, puis l’expression navrante de sa physionomie… Olivier en fut sincèrement touché et dit tout bas à mademoiselle Herbaut :

— Mademoiselle Hortense, quelle est donc cette jeune fille qui est là-bas toute seule, sur cette longue banquette, et qui a l’air si triste ?… je ne l’ai pas encore vue ici… ce me semble ?

— Mon Dieu non, Monsieur Olivier, c’est une jeune personne qu’une des amies de maman lui a présentée aujourd’hui.

— C’est donc cela… Elle n’est pas jolie… elle ne connaît personne ici… on ne l’a pas engagée… Pauvre petite… comme elle doit s’ennuyer ?

— Si je n’avais pas été invitée par vous, monsieur Olivier, et si ma sœur n’avait pas comme moi promis d’autres contredanses, je serais restée auprès de cette jeune personne… mais…

— C’est tout simple, mademoiselle Hortense, vous avez à accomplir vos devoirs de maîtresse de maison… mais moi… bien certainement, j’engagerai cette pauvre petite fille pour la première contredanse… Cela fait peine de la voir ainsi délaissée.

— Ah ! merci pour maman et pour nous, monsieur Olivier, ce sera une vraie bonne œuvre, — dit Hortense, — une véritable charité…

Peu de temps après qu’Olivier eût remarqué l’isolement de mademoiselle de Beaumesnil, Herminie qui était restée seule et rêveuse dans la chambre à coucher, rentra au salon. Elle causait avec madame Herbaut, appuyée sur le dossier de son fauteuil, lorsque, s’interrompant, elle lui dit en regardant par la porte de la salle à manger, dont les vantaux étaient ouverts :

— Mon Dieu que cette jeune fille qui est là-bas, toute seule sur cette banquette, paraît donc triste !

Madame Herbaut leva les yeux de dessus ses cartes, et, après avoir regardé du côté que lui indiquait Herminie, elle lui répondit :

— C’est une jeune personne qu’une de mes amies qui est là au nain-jaune m’a présentée ce soir. Dame !… ma chère Herminie… que voulez-vous ? cette nouvelle venue ne connaît personne ici… et, entre nous, elle n’est guère jolie ; ce n’est pas étonnant qu’elle ne trouve pas de danseur.

— Mais cette pauvre enfant ne peut pourtant pas rester ainsi abandonnée, toute la soirée… — dit Herminie, — et comme, par bonheur, je suis boiteuse… je vais m’occuper de l’étrangère, et tâcher de lui faire paraître le temps moins long.

— Il n’y a que vous, belle et généreuse duchesse que vous êtes, — répondit en riant madame Herbaut, — pour penser à tout et avoir une si bonne idée… Je vous en remercie, car Hortense et Claire sont obligées de danser toutes les contredanses, et il est probable que cette jeune personne les manquera toutes.

— Oh ! quant à cela, madame… ne le craignez pas, — dit Herminie, — je saurai épargner ce désagrément à cette jeune fille…

— Comment ferez-vous, belle duchesse ? — Oh ! c’est mon secret, madame, — répondit Herminie.

Et elle se dirigea, toujours boitant… la menteuse… vers la banquette où était seule assise mademoiselle de Beaumesnil.


XXXVI.


Mademoiselle de Beaumesnil, en voyant s’avancer Herminie, fut si frappée de sa beauté surprenante qu’elle ne remarqua pas l’affectation de boiterie que s’était imposée la duchesse afin de ne pas danser de toute la soirée… (Si l’on ne l’a pas deviné, l’on saura plus tard le motif de ce renoncement à la danse, si rare chez une jeune fille.)

Quelle fut donc la surprise d’Ernestine lorsque la duchesse, s’asseyant à ses côtés, lui dit de la manière du monde la plus aimable :

— Je suis autorisée par madame Herbaut, mademoiselle, à venir… si vous le permettez, vous tenir un peu compagnie… et à remplacer auprès de vous mesdemoiselles Herbaut…

— Allons… on a du moins pitié de moi, — se dit d’abord mademoiselle de Beaumesnil avec une humiliation douloureuse.

Mais l’accent d’Herminie était si doux, si engageant, sa charmante physionomie si bienveillante, qu’Ernestine, se reprochant bientôt l’amertume de sa première impression, répondit à la duchesse :

— Je vous remercie, mademoiselle… ainsi que madame Herbaut… d’avoir bien voulu vous occuper de moi, mais je craindrais de vous retenir, et de vous priver du plaisir de…

— De danser ? — dit Herminie en souriant et en interrompant Ernestine. — Je puis vous rassurer, mademoiselle… j’ai ce soir un affreux mal au pied… qui m’empêchera de figurer dans le bal ; mais vous voyez qu’à ce grand malheur je trouve auprès de vous une compensation.

— En vérité, mademoiselle… je suis confuse de vos bontés…

— Mon Dieu, je fais tout simplement ce que vous auriez fait pour moi, j’en suis sûre… mademoiselle, si vous m’aviez vue isolée, ainsi que cela arrive toujours lorsque l’on vient pour la première fois dans une réunion.

— Je ne crois pas, mademoiselle, — répondit mademoiselle de Beaumesnil en souriant, et mise à l’aise par les gracieuses avances d’Herminie, — je ne crois pas que même… la première fois où vous paraissez quelque part, vous restiez jamais isolée…

— Ah ! mademoiselle… mademoiselle, — répondit gaîment Herminie, — c’est vous qui allez me rendre confuse si vous me faites ainsi des complimens.

— Oh ! je vous assure… que je vous dis ce que je pense,