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avec sa gouvernante par le petit escalier dérobé communiquant à son appartement ; puis, montant en fiacre à quelque distance de l’hôtel de La Rochaiguë, mademoiselle de Beaumesnil et madame Laîné se firent conduire et arrivèrent aux Batignolles chez madame Herbaut.


XXXV.


Madame Herbaut occupait, au troisième étage de la maison qu’habitait aussi le commandant Bernard, un assez grand appartement ; les pièces consacrées à la réunion de chaque dimanche se composaient de la salle à manger, où l’on dansait au piano ; du salon, où étaient dressées deux tables de jeu pour les personnes qui ne dansaient pas ; et enfin de la chambre à coucher de madame Herbaut, où l’on pouvait se retirer et causer sans être distrait par le bruit de la danse et sans distraire les joueurs.

Cet appartement, d’une extrême simplicité, annonçait la modeste aisance dont jouissait madame Herbaut, veuve et retirée du commerce avec une petite fortune honorablement gagnée. Les deux filles de cette digne femme s’occupaient lucrativement, l’une de peinture sur porcelaine, l’autre de gravure de musique, travaux qui avaient mis cette jeune personne en rapport avec Herminie, la duchesse, nous l’avons dit, gravant aussi de la musique, lorsque les leçons de piano lui manquaient.

Rien de plus gai, de plus riant, de plus allègrement jeune, que la majorité de la réunion rassemblée ce soir-là chez madame Herbaut : il y avait une quinzaine de jeunes filles, dont la plus âgée ne comptait pas vingt ans, toutes bien déterminées à terminer joyeusement leur dimanche, journée de plaisir et de repos, vaillamment gagnée par le travail et la contrainte de toute une semaine, soit au comptoir, soit au magasin, soit dans quelque sombre arrière-boutique de la rue Saint-Denis ou de la rue des Bourdonnais, soit, enfin, dans quelque pensionnat.

Plusieurs d’entre ces jeunes filles étaient charmantes ; presque toutes étaient mises avec ce goût que l’on ne trouve peut-être qu’à Paris dans cette classe modeste et laborieuse ; les toilettes étaient d’ailleurs très fraîches. Ces pauvres filles, ne se parant qu’une fois par semaine, réservaient toutes leurs petites ressources de coquetterie pour cet unique jour de fête, si impatiemment attendu le samedi, si cruellement regretté le lundi !

La partie masculine de l’assemblée offrait, ainsi que cela se rencontre d’ailleurs dans toutes les réunions, un aspect moins élégant, moins distingué que la partie féminine ; car, sauf quelques nuances presque imperceptibles, la plupart de ces jeunes filles avaient autant de bonne et gracieuse contenance que si elles eussent appartenu à ce qu’on appelle la meilleure compagnie ; mais cette différence, toute à l’avantage des jeunes filles, on l’oubliait, grâce à la cordiale humeur des jeunes gens et à leur franche gaîté, tempérée d’ailleurs par le voisinage des grands parens, qui inspirait une sage réserve.

Au lieu de n’être dans tout son lustre que vers une heure du matin, ainsi qu’un bal du grand monde, ce petit bal avait atteint son apogée d’animation et d’entrain vers les neuf heures, madame Herbaut renvoyant impitoyablement avant minuit cette folle jeunesse, car elle devait se trouver le lendemain matin, qui à son bureau, qui à son magasin, qui à la pension, pour la classe de ses écolières, etc., etc.

Terrible moment, hélas ! que cette première heure du lundi… alors que le bruit de la fête du dimanche résonne encore à votre oreille, et que vous songez tristement à cet avenir de six longues journées de travail, de contrainte… et d’assujétissement.

Mais aussi, à mesure que se rapproche ce jour tant désiré, quelle impatience croissante !… quel élan de joie anticipée !… Enfin il arrive, ce jour fortuné entre tous les jours, et alors quelle ivresse !

Rares et modestes joies ! jamais du moins vous n’êtes émoussées par la satiété… Le travail au prix duquel, on vous achète vous donne une saveur inconnue des oisifs.

Mais les invités de madame Herbaut philosophaient peu… ce soir-là… réservant leur philosophie pour le lundi.

Une entraînante polka faisait bondir cette infatigable jeunesse… Telle était la magie de ces accords, que les joueurs et les joueuses eux-mêmes, malgré leur âge et les graves préoccupations du nain-jaune et du loto… (seuls jeux autorisés chez madame Herbaut) s’abandonnaient, à leur insu et selon la mesure de cet air si dansant, à de petits balancemens sur leur siège, se livrant ainsi à une sorte de vénérable polka assise… qui témoignait de la puissance de l’artiste qui tenait alors le piano.

Cet artiste était… Herminie.

Un mois environ s’était passé depuis la première entrevue de la jeune fille avec Gerald.

Après cette entrevue, commencée sous l’impression d’un fâcheux incident… et terminée par un gracieux pardon… d’autres rencontres avaient-elles eu lieu entre les deux jeunes gens ? On le saura plus tard.

Toujours est-il que ce soir-là… au bal de madame Herbaut, la duchesse, habillée d’une robe de mousseline de laine à vingt sous, d’un fond bleu très pâle, avec un gros nœud pareil dans ses magnifiques cheveux blonds, la duchesse était ravissante de beauté ; un léger coloris nuançait ses joues ; ses grands yeux bleus s’ouvraient brillans, animés ; ses lèvres de carmin, aux coins ombragés d’un imperceptible duvet doré, souriant à demi, laissaient voir une ligne d’un blanc émail, tandis que son beau sein virginal palpitait doucement sous le léger tissu qui le voilait, et que son petit pied, merveilleusement chaussé de bottines de satin turc, marquait prestement la mesure de l’entraînante polka…

C’est que, ce jour-là, Herminie était bien heureuse !… Loin de se regarder comme isolée de l’allégresse de ses compagnes, Herminie jouissait du plaisir qu’elle leur donnait et qu’elle leur voyait prendre… mais ce rare et généreux sentiment ne suffisait peut-être pas à expliquer l’épanouissement de vie, de bonheur et de jeunesse qui donnait alors aux traits enchanteurs de la duchesse une expression inaccoutumée ; on sentait, si cela se peut dire, que cette délicieuse créature savait depuis quelque temps tout ce qu’il y avait en elle de charmant… de délicat et d’élevé… et qu’elle en était, non pas fière… mais heureuse… oh ! heureuse… comme ces généreux riches, ravis de posséder des trésors… pour pouvoir donner beaucoup et se faire adorer !…

Quoique la duchesse fût toute à sa polka et à ses danseurs, plusieurs fois elle tourna presque involontairement la tête en entendant ouvrir la porte… de l’antichambre qui donnait dans la salle de bal ; puis, à la vue des personnes qui chaque fois entrèrent, la jeune fille parut, tardivement peut-être, se reprocher sa distraction.

La porte venait de s’ouvrir de nouveau, et de nouveau Herminie avait jeté de ce côté… un coup d’œil curieux… peut-être même impatient.

Le nouveau venu était Olivier, le neveu du commandant Bernard…

Voyant le jeune soldat laisser la porte ouverte, comme s’il était suivi de quelqu’un, Herminie rougit légèrement et hasarda un nouveau coup d’œil ; mais, hélas ! à cette porte, qui se referma bientôt derrière lui, apparut un bon gros garçon de dix-huit ans, d’une figure honnête et naïve, et ganté de vert-pomme

Nous ne saurions dire pourquoi, à l’aspect de ce jouvenceau (peut-être elle détestait les gants vert-pomme), Herminie parut désappointée… désappointement qui se trahit par une petite moue charmante et par un redou-