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» C’est donc au bal de jeudi prochain… ma chère maman, que je dois me trouver avec MM. de Macreuse, de Senneterre et de Mornand.

» Lors même que je n’eusse pas dû à une méchanceté de M. de Maillefort cette cruelle révélation, sur le vrai motif de sentimens d’admiration et d’attachement que l’on me témoignait si généralement, mes soupçons, mes craintes auraient enfin été éveillés par le mystère, par la dissimulation, par la fausseté des personnes dont j’étais entourée, préparant, à l’insu les unes des autres, leurs projets de mariage, et se dénigrant, se trompant mutuellement, pour réussir isolément dans leurs desseins. Mais, hélas ! jugez de mon anxiété, bonne et tendre mère, maintenant que ces deux révélations, se succédant, ont acquis l’une par l’autre une nouvelle gravité !

» Pour compléter ces aveux, chère mère, je dois te dire quelles avaient été d’abord mes impressions à propos des personnes que l’on voudrait me faire épouser.

» Jusqu’à ce moment, d’ailleurs, je n’avais aucune pensée de mariage ; l’époque à laquelle j’aurais à songer à cette détermination me paraissait si éloignée ; cette détermination elle-même me semblait tellement grave, que si, parfois, j’y avais vaguement pensé, c’était pour me féliciter d’être encore bien loin du temps où il faudrait m’en occuper, ou plutôt, où l’on s’en occuperait sans doute pour moi.

» C’était donc sans aucune arrière-pensée que j’avais été touchée de la douleur de M. de Macreuse, qui, comme moi, regrettait sa mère… puis le bien que mademoiselle Héléna me disait sans cesse de lui, la douceur de sa figure, empreinte de mélancolie, la bonté de son cœur, révélée par ses nombreuses aumônes, tout avait concouru à joindre une profonde estime à la compassion que je ressentais pour lui.

» M. de Senneterre, par la franchise et la générosité de son caractère, par sa gaîté, par la gracieuse élégance de ses manières, m’avait beaucoup plu ; il m’aurait surtout, ce me semble, inspiré une grande confiance, à moi pourtant si réservée !

» Quant à M. de Mornand, il m’imposait extrêmement par l’élévation de son caractère et de son talent, ainsi que par la grande influence dont il paraissait jouir ; je m’étais sentie tout interdite, mais presque fière, des quelques paroles bienveillantes qu’il m’avait adressées lors de ma rencontre avec lui dans le jardin du Luxembourg.

» Je dis que j’éprouvais tout cela, chère maman, car à cette heure que je suis instruite des projets de mariage que l’on prête à ces trois personnes… à cette heure que la révélation de M. de Maillefort me fait douter de tout et de tous… de chacun et de moi-même… je ne puis plus lire dans mon propre cœur.

» Et, assiégée de soupçons, je me demande pourquoi ces trois prétendans à ma main ne seraient pas aussi guidés par le honteux mobile auquel obéissent peut-être toutes les personnes dont je suis entourée ?

Et, à cette pensée, tout ce qui me plaisait, tout ce que j’admirais en eux, m’inquiète et m’alarme.

» Si ces apparences, touchantes et pieuses chez M. de Macreuse, charmantes et loyales chez M. de Senneterre, imposantes et généreuses chez M. de Mornand, cachaient des âmes basses et vénales !

» Ô ma mère ! si tu savais ce qu’il y a d’horrible dans ces doutes, qui complètent l’œuvre de défiance commencée par la révélation de M. de Maillefort !

» Ma mère… ma mère, cela est affreux ! car enfin je ne dois pas toujours vivre avec mon tuteur et sa famille, et du jour où j’aurais la conviction qu’ils m’ont trompée, adulée, dans un intérêt misérable, je n’aurai pour eux qu’un froid dédain…

» Mais me dire… que, parce que je suis immensément riche, je ne serai jamais épousée que pour mon argent

» Mais penser que je suis fatalement vouée à subir les douloureuses conséquences d’une pareille union, c’est-à-dire… tôt ou tard l’indifférence, le mépris, l’abandon… la haine peut-être… car tels doivent être dans la suite les sentimens d’un homme assez vil pour rechercher une femme par un intérêt cupide…

» Oh ! je te le répète, ma mère, cette pensée est horrible… elle m’obsède, elle m’épouvante, et j’ai voulu essayer de lui échapper à tout prix…

» Oui, même au prix d’une action dangereuse, funeste peut-être…

» Voici, chère maman, comment j’ai été amenée à la résolution dont je te parle.

« Pour sortir de ces cruelles incertitudes, qui me font douter des autres et de moi-même, il faut que je sache enfin ce que je suis, ce que je parais, ce que je vaux, abstraction faite de ma fortune

» Fixée sur ce point, je saurai reconnaître le vrai du faux, les adulations vénales de l’intérêt sincère que je mérite peut-être par moi-même, et en dehors de cette fortune maudite…

» Mais, pour savoir ce que je suis, ce que je vaux réellement… à qui m’adresser ? qui aura la franchise d’isoler dans son appréciation la jeune fille de l’héritière.

» Et, d’ailleurs, un jugement partiel, si sévère ou si bienveillant qu’il soit, suffirait-il à me convaincre, à me rassurer ?

» Non… non… je le sens, il me faut donc le jugement, l’appréciation de plusieurs personnes forcément désintéressées.

» Mais ces juges, où les trouver ?

» À force de penser à cela, chère maman, voici ce que j’ai imaginé.

» Madame Laîné m’a parlé, il y a huit jours, de petites réunions que donnait chaque dimanche une de ses amies. J’ai cherché et trouvé ce soir le moyen de me faire présenter demain à l’une de ces réunions par ma gouvernante, comme sa parente, une jeune orpheline, sans fortune et vivant de son travail, ainsi que toutes les personnes dont se compose cette société. Là… je ne serai connue de personne, le jugement que l’on portera de moi me sera manifesté par l’accueil que je recevrai ; les rares perfections dont je suis douée, selon ceux qui m’entourent, ont eu jusqu’ici un effet si soudain, si irrésistible, disent-ils, sur eux et sur les personnes qu’ils désignent à mon choix ; je produis enfin, dans les assemblées où je vais, un effet si général… que je devrai produire un effet non moins saisissant sur les personnes qui composent la modeste réunion de madame Herbaut.

« Sinon, j’aurai été abusée… on se sera cruellement joué de moi… l’on n’aura pas craint de vouloir compromettre à jamais mon avenir en tâchant de fixer mon choix sur des prétendans uniquement attirés par la cupidité…

» Alors, j’aurai à prendre une résolution dernière, pour échapper aux pièges qui me sont tendus de toutes parts…

» Cette résolution… quelle sera-t-elle !

» Je l’ignore ; hélas ! isolée, abandonnée comme je suis… à qui me confier désormais ?…

» À qui ? Eh ! mon Dieu ! à toi, ô ma mère !… à toi comme toujours ; j’obéirai aux inspirations que tu m’enverras comme tu m’as peut-être envoyé celle-ci… car, si étrange qu’elle paraisse… qu’elle soit peut-être, l’isolement où je suis l’excuse… Elle part, enfin, d’un sentiment juste et droit : le besoin de savoir la vérité, si décevante qu’elle soit.

» Demain donc, j’y suis résolue, je me rendrai à la réunion de madame Herbaut. »


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Le lendemain, en effet, mademoiselle de Beaumesnil ayant, selon qu’elle en était convenue avec madame Laîné, simulé une indisposition et échappé, par un ferme refus, aux soins empressés des La Rochaiguë, sortit dès la nuit