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— Et avec ça, crânement brave, hein ? — dit le vétéran de plus en plus intéressé.

— Brave comme un lion, et si brillant si gai ; si entraînant dans une charge, que son entrain aurait mis le feu au ventre à tout un escadron !  !  !

— Mais avec son nom, ses protections, il a dû devenir vite officier ?

— Il l’aurait été probablement, quoiqu’il ne s’en souciât pas beaucoup, car une fois son temps fait, sa dette payée, comme il disait, il voulait revenir jouir de la vie de Paris, qu’il aimait passionnément.

— Brave et singulier garçon, que ton jeune duc.

— Au bout de trois ans de service, — poursuivit Olivier, — Gerald était, comme moi, maréchal-des-logis-chef, lorsqu’ayant témérairement chargé un groupe de cavaliers rouges, il a eu l’épaule cassée d’un coup de feu ; heureusement, j’ai pu le dégager et le ramener mourant sur mon cheval. Mais la blessure de Gerald a eu de telles suites qu’il a été réformé ; alors, quittant le service, il est revenu habiter Paris. Déjà liés par nos souvenirs de collége, nous étions devenus intimes au régiment. Nous avons continué de correspondre. J’espérais le voir à mon arrivée ici, mais j’ai appris qu’il était allé faire un voyage en Angleterre. Ce matin, je passais sur le boulevard de Monceau, lorsque j’entends qu’on m’appelle à tue-tête. Je me retourne, je vois Gerald sauter d’un élégant cabriolet, courir à moi, et nous nous embrassons, — ajouta Olivier avec une légère émotion, — ma foi, nous nous embrassons comme deux amis s’embrassent à la guerre, après une chaude affaire… Vous savez ça, mon oncle ?

— À qui le dis-tu, mon enfant ?

« — Il faut que nous dînions et que nous passions la soirée ensemble aujourd’hui, — m’a dit Gerald ; — où loges-tu ? — Chez mon oncle (je lui ai cent fois parlé de vous ; il vous aime presque autant que moi, — dit Olivier en tendant la main au vétéran). — Eh bien ! j’irai dîner avec vous deux, — reprit Gerald ; — ça va-t-il ? Tu me présenteras à ton oncle ; j’ai mille choses à te dire. »

Sachant combien Gerald est simple et bon garçon, j’ai accepté sa proposition, le prévenant que mes écritures me forceront à le quitter à sept heures, ni plus ni moins que si j’étais clerc d’huissier, — dit gaîment Olivier, ou que si j’étais obligé de retourner au quartier.

— Brave enfant que tu es ! — dit le commandant à Olivier.

— Je me fais une joie de vous présenter Gerald, mon oncle, certain que vous serez tout de suite à l’aise avec lui, et puis enfin… — dit le jeune soldat en rougissant légèrement… — Gerald est riche, je suis pauvre ; il connaît mes scrupules, et comme il sait que je n’aurais pas pu payer mon écot chez quelque fameux restaurateur, il a préféré s’inviter ici.

— Je comprends ça, — dit le vétéran, — et ton jeune duc montre la délicatesse d’un bon cœur en agissant ainsi… Qu’au moins la vinaigrette de maman Barbançon lui soit légère, — ajouta joyeusement le commandant.

À peine avait-il exprimé ce vœu philanthropique que la sonnette de la porte de la rue retentit de nouveau.

Bientôt l’oncle et le neveu virent Gerald, duc de Senneterre, s’avancer dans une des allées du jardinet.

Madame Barbançon, l’air affairé, le regard inquiet, et décorée de son tablier de cuisine précédait le convive improvisé.


III


Le duc de Senneterre, jeune homme à peu près de l’âge d’Olivier Raymond, avait une tournure pleine de distinction, une physionomie charmante, les cheveux et la moustache noirs, les yeux d’un bleu limpide et doux, il était vêtu avec une élégante simplicité.

— Mon oncle, — dit Olivier au vieux marin en lui présentant le duc de Senneterre, — c’est Gerald, mon meilleur ami… dont je vous ai parlé.

— Monsieur… je suis enchanté de vous voir, — dit le vétéran avec une simplicité cordiale, en tendant la main à l’ami de son neveu.

— Et moi, mon commandant, — reprit Gerald avec une sorte de déférence hiérarchique puisée dans l’habitude de la vie militaire, — je suis heureux de pouvoir vous serrer la main ; je sais vos paternelles bontés pour Olivier… et comme je suis un peu son frère… vous comprendrez combien j’ai toujours apprécié votre tendresse pour lui.

— Messieurs… voulez-vous manger la soupe dans la maison ou sous la tonnelle… comme à l’ordinaire, puisqu’il fait beau ? demanda madame Barbançon.

— Nous dînerons sous la tonnelle… si le commandant le permet, ma chère madame Barbançon, — dit Gerald, — le temps est superbe… ce sera charmant.

— Monsieur me connaît ? — s’écria la ménagère en regardant tour à tour Olivier et le duc de Senneterre avec ébahissement.

— Si je vous connais, madame Barbançon, reprit gaîment Gerald, — est-ce qu’Olivier n’a pas cent fois parlé de vous au bivouac ? Nous nous sommes même plus d’une fois joliment disputé à propos de vous… allez !

— À propos de moi ?

— Je le crois bien… Ce diable d’Olivier est bonapartiste enragé… Il ne vous pardonnait pas d’abhorrer cet affreux tyran… et moi, je prenais votre parti… car je l’abhorre aussi le tyran, dit Gerald d’un ton tragique, — ce scélérat d’ogre de Corse !

— Ogre de Corse !  ! Vous êtes des nôtres, monsieur… touchez-là… nous sommes faits pour nous entendre, — s’écria la ménagère triomphante.

Et elle tendit sa main décharnée à Gerald, qui, répondant bravement à cette étreinte, dit en riant au vieux marin :

— Ma foi, mon commandant, prenez garde… à vous, et gare à toi aussi, Olivier… vous allez avoir à qui parler… Madame Barbançon était seule contre vous deux… mais elle a maintenant en moi un fameux auxiliaire.

— Ah çà ! madame Barbançon, — dit Olivier, en venant au secours de son ami, — dont la ménagère semblait vouloir s’emparer, — Gerald meurt de faim… vous ne songez pas à cela… Voyons, je vais vous aider à apporter la table ici, et à mettre le couvert.

— C’est vrai… j’oubliais le dîner, — s’écria la ménagère ; et se dirigeant en hâte vers la maison, elle dit au neveu de son maître :

— Venez-vous m’aider ? monsieur Olivier.

— Je vous suis, — répondit le jeune sous-officier.

— Ah ça ! mon cher, — lui dit Gerald, — est-ce que tu crois que je vais te laisser toute la besogne ?

Puis se tournant vers le vieux marin :

— Vous permettez, mon commandant ?… J’agis sans façon ; mais, quand nous étions sous-officiers, plus d’une fois, Olivier et moi, nous avons préparé la table pour la chambrée ; aussi, vous allez voir que je ne m’en acquitte pas trop mal.

Il serait difficile de dire avec quelle gaîté, avec quelle parfaite et naturelle bonne grâce, Gerald aida son ancien camarade de régiment à mettre le couvert sous la tonnelle : tout cela fut accompli si simplement, si allègrement, qu’on eût dit que le jeune duc avait toujours, comme son ami, vécu dans une médiocrité voisine de la pauvreté.

En une demi-heure, Gerald, pour plaire à son ami, avait comme on dit, fait la conquête du vétéran et de sa ménagère, qui faillit à se pâmer d’aise en voyant son ami antibonapartiste manger avec un appétit sincère la soupe à l’oignon, la salade et la vinaigrette, dont Gerald demanda deux fois, par un raffinement de coquetterie.

Il va sans dire que, pendant ce gai repas, le vieux marin,