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XXXIV.

Mademoiselle de Beaumesnil continua son journal de la sorte :

» Au bout de quelques jours, mademoiselle Héléna était parvenue, me dit-elle, à savoir le nom du jeune homme, que nous rencontrions chaque matin à l’église.

» Il s’appelait M. Célestin de Macreuse. Mademoiselle Héléna avait eu sur lui les renseignemens les plus précis ; elle m’en parla d’abord souvent, puis presque incessamment. M. de Macreuse appartenait, — disait-elle, — par ses relations, au meilleur et au plus grand monde : d’une piété exemplaire, d’une charité angélique, il avait fondé une œuvre d’une admirable philanthropie, et, quoique jeune encore, son nom était prononcé partout avec affection et respect.

» Madame de La Rochaiguë me faisait, de son côté, les plus grands éloges de M. de Senneterre, tandis que mon tuteur amenait souvent l’occasion de me parler avec enthousiasme de M. de Mornand.

» Je ne trouvai d’abord rien d’extraordinaire à entendre ainsi louer souvent, en ma présence, des personnes qui me semblaient mériter ces louanges ; seulement je remarquai que jamais les noms de MM. de Macreuse, de Senneterre ou de Mornand n’étaient prononcés par mon tuteur, sa sœur ou sa femme, que dans les entretiens que tous trois avaient parfois séparément avec moi.

» Vint enfin le jour où M. de Maillefort m’avait si méchamment… ou plutôt, hélas ! si véritablement expliqué la cause des prévenances, de l’adulation dont on m’entourait.

» Sans doute, mon tuteur et sa femme, avertis par mademoiselle Héléna, craignirent les conséquences de cette révélation, dont je n’avais paru que trop frappée ; le soir et le lendemain de ce jour, tous trois s’ouvrirent isolément à moi de leurs projets, sans doute arrêtés depuis longtemps, et chacun, selon le genre de son esprit et le caractère du prétendant qu’il protégeait (car il s’agissait alors de prétendant), me déclara que je tenais entre mes mains le bonheur de ma vie, et la certitude du plus heureux avenir, en épousant :

» M. de Macreuse, selon mademoiselle Héléna ;

» M. de Senneterre, selon madame de La Rochaiguë ;

» M. de Mornand, selon mon tuteur.

» À ces propositions inattendues, ma surprise, mon inquiétude même ont été telles que j’ai pu à peine répondre ; mes paroles embarrassées ont été d’abord prises pour une sorte de consentement tacite… puis, par réflexion, j’ai laissé dans cette erreur les protecteurs de ces trois prétendans.

» Alors les confidences ont été complètes.

» — Ma belle-sœur et mon beau-frère, — me dit mademoiselle Héléna, — sont d’excellentes personnes, mais bien mondaines, bien légères, bien glorieuses ; toutes deux seraient incapables de reconnaître la rare solidité des principes de M. de Macreuse, d’apprécier ses vertus chrétiennes, son angélique piété… il faut donc me garder le secret, ma chère Ernestine, jusqu’au jour où vous aurez fait le choix que je vous propose parce qu’il est digne d’être approuvé par tous… Alors, fière, honorée de ce choix… vous n’aurez qu’à le notifier à mon frère, votre tuteur, qui l’approuvera, je n’en doute pas, si vous le lui imposez avec fermeté… S’il refusait, contre toute probabilité… nous aviserions à d’autre moyens, et nous saurions bien le contraindre à assurer votre bonheur.

» — Ma pauvre sœur Héléna, — me dit à son tour M. de La Rochaiguë, — est une bonne créature… toute en Dieu… c’est vrai… mais elle ne sait rien des choses d’ici-bas… Si vous vous avisiez, ma chère pupille, de lui parler de M. de Mornand, elle ouvrirait de grands yeux, et vous dirait qu’il n’a aucun détachement des vanités de ce monde ; qu’il a l’ambition du pouvoir, etc., etc. Quant à ma femme, elle est parfaite ; mais sortez-la de sa toilette, de ses bals, de ses caquets mondains… éloignez-la de ces beaux inutiles, qui ne savent que mettre leur cravate et se ganter de frais… elle est complètement désorientée, car elle n’a pas la moindre conscience des choses élevées… Pour elle, M. de Mornand serait un homme grave, sérieux, un homme d’État enfin, et, par la manière dont vous l’avez entendu parler des séances de la chambre des Pairs, ma chère pupille, vous jugez comme elle accueillerait nos projets… Que tout ceci soit donc entre nous, ma chère pupille, et, une fois votre décision prise, comme, après tout, c’est moi qui suis votre tuteur, et que votre mariage dépend de mon seul consentement, votre volonté ne rencontrera aucune difficulté.

— Vous pensez bien, ma chère belle, — me dit enfin madame de La Rochaiguë, — que tout ce que je viens de vous dire au sujet de M. le duc de Senneterre doit être absolument tenu secret entre nous. En fait de mariage, ma belle-sœur Héléna est d’une innocence plus que naïve ; elle ne connaît de mariage qu’avec le ciel, et quant à mon mari, la politique et l’ambition lui ont tourné la cervelle… il ne rêve que chambre des Pairs… et il est malheureusement aussi étranger qu’un Huron à tout ce qui est mode, élégance, plaisirs ; or, l’on ne vit après tout que par et pour l’élégance, la mode et les plaisirs… surtout lorsqu’il s’agit de partager cette vie enchanteresse avec un jeune et charmant duc, le plus aimable et le plus généreux des hommes ; gardons-nous donc le secret, ma chère belle, et le moment venu d’annoncer votre résolution à votre tuteur… je m’en charge… M. de La Rochaiguë a l’habitude d’être le très humble serviteur… de mes volontés ; je l’ai depuis longtemps accoutumé à cette position subalterne ; il fera ce que nous voudrons. J’ai eu d’ailleurs une excellente idée, — ajouta madame de La Rochaiguë, — j’ai prié l’une de mes amies, que vous connaissez déjà, madame de Mirecourt, de donner un grand bal dans huit jours. Ainsi, ma chère belle, jeudi prochain, dans le tête-à-tête public d’une contredanse, vous pourrez juger de la sincérité des sentimens que M. de Senneterre éprouve pour vous.

» Le lendemain de cet entretien avec madame de La Rochaiguë, mon tuteur me dit en confidence :

» — Ma femme a eu l’heureuse idée de vous conduire au bal que donne madame de Mirecourt ; vous verrez M. de Mornand à cette fête, et, Dieu merci ! les occasions ne lui manqueront pas de vous convaincre, je l’espère, de l’impression soudaine, irrésistible, qu’il a éprouvée à votre vue, lorsque nous sommes allés après la séance le complimenter de ses succès.

» Enfin, deux jours après que mon tuteur et sa femme m’eurent entretenue de leurs projets de bal, mademoiselle Héléna m’a dit :

» — Ma chère Ernestine, ma belle-sœur vous conduit au bal jeudi ; j’ai cru l’occasion excellente pour que vous puissiez vous trouver en rapport avec M. de Macreuse ; quoique ce pauvre jeune homme, d’ailleurs accablé de chagrins, n’ait aucun de ces dons frivoles grâce auxquels on brille dans une fête, il a chargé une dame de ses amies, très hautement placée dans le monde, la sœur de l’évêque de Ratopolis, de demander à madame de Mirecourt une invitation pour lui, M. de Macreuse ; cette invitation lui a été envoyée avec empressement ; ainsi, jeudi vous l’entendrez, et vous ne pourrez, j’en suis sûre, résister à la sincérité de son langage, lorsque vous saurez, ainsi qu’il me l’a dit à moi-même, comment, depuis qu’il vous a vue à l’église, votre image adorée le suit en tous lieux… et le trouble jusque dans ses prières…