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» J’écoutais en silence cette conversation, partageant la sympathie qu’inspirait aux personnes dont j’étais accompagnée la généreuse conduite de M. de Senneterre s’engageant comme simple soldat plutôt que d’envoyer quelqu’un se faire tuer pour lui.

» À ce moment, plusieurs jeunes gens passaient au pas de leurs chevaux, en sens inverse de nous ; je vis l’un d’eux s’arrêter, retourner son cheval et venir se placer à côté de notre calèche, qui allait aussi au pas.

» Ce jeune homme était M. de Senneterre ; il salua sa mère. Madame de La Rochaiguë me le présenta ; il me dit quelques paroles gracieuses, puis il fit en causant plusieurs tours de promenade auprès de nous ; il ne passait pour ainsi dire pas une voiture élégante sans que les personnes qui l’occupaient n’échangeassent quelque signe amical avec M. de Senneterre, qui me parut inspirer une bienveillance générale.

» Pendant l’entretien qu’il eut avec nous, il fut très gai, légèrement moqueur, mais sans méchanceté ; il ne railla que des ridicules évidents pour tous, et qui passèrent devant nos yeux.

» Peu de temps avant que M. de Senneterre nous quittât, nous fûmes croisés par une magnifique voiture à quatre chevaux, marchant au pas comme nous, et dans laquelle se trouvait un homme devant qui un grand nombre de personnes se découvraient avec déférence ; Cet homme salua profondément M. de Senneterre, qui, au lieu de lui rendre son salut, le toisa du plus dédaigneux regard.

» Ah ! mon Dieu, M. de Senneterre, — lui dit madame de La Rochaiguë, toute ébahie, — mais c’est M. du Tilleul qui vient de passer.

» — Eh bien, Madame ?

» — Il vous a salué.

» — C’est vrai, j’ai eu ce désagrément-là, — répondit M. de Senneterre en souriant.

» — Et vous ne lui avez pas rendu son salut ?

» — Je ne salue plus M. du Tilleul, Madame.

» — Mais tout te monde le salue…

» — On a tort.

» — Pourquoi cela, M. de Senneterre ?

» — Comment ? pourquoi ?… et son aventure avec madame de…

» Puis, s’interrompant, sans doute gêné par ma présence, M. de Senneterre reprit, en s’adressant à madame de La Rochaiguë :

» — Connaissez-vous sa conduite avec certaine marquise ?

» — Sans doute.

« — Eh bien ! Madame, un homme qui agit avec cette cruelle lâcheté est un misérable… et je ne salue pas un misérable…

» — Pourtant, dans le monde… on continue de l’accueillir à merveille, — dit madame de Mirecourt.

» — Oui… parce qu’il a la meilleure maison de Paris, — reprit M. de Senneterre, — et qu’on veut aller à ses fêtes… Aussi l’on y va, ce qui est une indignité de plus.

» — Allons, monsieur Gerald, — dit madame de Mirecourt, — vous êtes… trop rigoriste.

» — Moi, — reprit M. de Senneterre en riant, — moi, rigoriste… quelle affreuse calomnie !… je veux vous prouver le contraire… tenez… regardez bien ce petit brougham vert qui vient là… et…

« — Gerald ! — s’écria vivement madame de Senneterre en me désignant du regard à son fils, — car j’avais machinalement tourné la tête du côté de la voiture signalée par M. de Senneterre, et occupée par une très jeune et très jolie femme qui me parut le suivre des yeux…

» À l’interpellation de sa mère et au regard qu’elle jeta sur moi, M. de Senneterre se mordit les lèvres, et répondit en souriant :

» — Vous avez raison, ma mère, les anges seraient trop malheureux s’ils apprenaient qu’il y a des démons…

» Sans doute cette sorte d’excuse m’était indirectement adressée par M. de Senneterre, car deux de ces dames me regardèrent en souriant à leur tour, et je me sentis très embarrassée.

» L’heure étant venue de quitter la promenade, madame de Senneterre dit à son fils :

» — À tout à l’heure… vous dînez avec moi, n’est-ce pas, Gerald ?

» — Non, ma mère… et je vous demande pardon de ne pas vous avoir prévenue que je disposais de ma soirée.

» — C’est très malheureux pour vous, — reprit madame de Senneterre en souriant, — car j’ai, moi, disposé de vous ce soir.

» — À merveille, ma mère, — répondit affectueusement M. de Senneterre, — j’écrirai un mot pour me dégager… et je serai à vos ordres…

» Et après nous avoir saluées, M. de Senneterre partit au galop de son cheval, qu’il montait avec une aisance et une grâce parfaites. J’ai fait cette remarque et elle m’a attristée, car la tournure de M. de Senneterre m’a rappelé la rare élégance de mon pauvre père.

» Autant qu’il m’a paru, dans cette entrevue, et quoiqu’il m’eût très peu adressé la parole, M. de Senneterre doit avoir un caractère franc, généreux, résolu, et une tendre déférence pour sa mère. C’était d’ailleurs ce que pensaient ces dames, car jusqu’au moment où nous les avons quittées elles n’ont pas cessé de faire l’éloge de M. de Senneterre.

» Le lendemain et le jour suivant, nous avons revu M. de Macreuse à l’église : sa douleur paraissait non moins profonde, mais plus calme, ou plutôt plus morne. Deux ou trois fois le hasard voulut qu’il jetât les yeux sur nous, et je ne sais pourquoi mon cœur se serra en comparant ses traits d’une douceur si mélancolique, son extérieur humble et timide, à l’aisance cavalière de M. le duc de Senneterre.

» Le surlendemain de notre promenade aux Champs-Élysées, j’accompagnai mon tuteur au jardin du Luxembourg, ainsi que je le lui avais promis.

» Nous visitions les serres et les belles collections de rosiers, lorsque nous avons été abordés par un ami de M. de La Rochaiguë : il me l’a présenté sous le nom de M. le baron de Ravil ou du Ravil, je crois.

» Ce monsieur nous a accompagnés pendant quelques instans ; puis, tirant sa montre, il a dit à M. de La Rochaiguë :

» — Pardon de vous quitter si tôt, monsieur le baron ; mais je tiens à ne pas manquer la fameuse séance…

» — Quelle séance ? — a demandé mon tuteur.

» — Comment ! monsieur le baron, vous ignorez que M. de Mornand parle aujourd’hui ?

» — Il serait possible ?…

» — Certainement, tout Paris est à la chambre des Pairs, car M. de Mornand y parle… c’est un événement.

» — Je le crois bien, un si admirable talent ! — a repris mon tuteur, — un homme qui ne peut pas manquer d’être ministre un jour ou l’autre… Ah ! quel malheur de n’avoir pas été prévenu… Je suis sûr, ma chère pupille, que cette séance vous eût intéressée… malgré les folies que vous a contées madame de La Rochaiguë. C’est pour le coup qu’elle m’eût accusée de guet-apens, si j’avais pu vous faire assister à la séance d’aujourd’hui.

» — Mais si mademoiselle en avait le moindre désir, — a dit M. de Ravil à mon tuteur, — je suis à votre disposition, monsieur le baron… Justement, lorsque je vous ai rencontrés, j’attendais une de mes parentes et son mari ; ils ne viendront probablement pas ; je m’étais procuré des billets de la tribune diplomatique, et s’ils pouvaient vous être agréables…

» — Ma foi ! qu’en dites-vous, ma chère pupille ?

» — Je ferai, monsieur, ce qu’il vous plaira… et, d’ailleurs, il me semble, — ajoutai-je, par égard pour mon tuteur, — qu’une séance de la chambre des Pairs doit être, en effet, fort intéressante.

» — Eh bien ! j’accepte votre offre, mon cher monsieur