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j’ai à la servir ?… Seulement que mademoiselle m’excuse d’être ainsi revenue, malgré ses ordres… mais j’étais si contente d’avoir réussi !…

— Je vous sais, au contraire, beaucoup de gré de cet empressement… Ainsi, nous pouvons en toute certitude convenir dé nos projets pour demain ?

— Oh ! maintenant, mademoiselle, c’est chose faite.

— Eh bien donc ! vous me préparerez une robe de mousseline blanche, très simple, et, la nuit venue, nous nous rendrons chez madame Herbaut. Et, encore une fois… la plus grande discrétion.

— Que mademoiselle soit tranquille… elle n’a rien de plus à m’ordonner ?

— Non, je n’ai qu’à vous remercier de votre zèle.

— Je souhaite une bonne nuit à mademoiselle.

— Bonsoir, ma chère Laîné.

La gouvernante sortit.

Mademoiselle de Beaumesnil continua d’écrire son journal.


XXXIII.


Après le départ de sa gouvernante, mademoiselle de Beaumesnil continua donc d’écrire son journal ainsi qu’il suit :

» Pour bien comprendre ces nouveaux événements, il faut revenir sur le passé… chère maman…

» Le lendemain de mon arrivée chez mon tuteur, je suis allée à l’église avec mademoiselle Héléna ; je me recueillais dans ma prière en songeant à toi, ma mère, lorsque mademoiselle Héléna m’a fait remarquer un jeune homme qui priait avec ferveur au même autel que nous.

» — Ce jeune homme, je l’ai su plus tard, se nomme M. Célestin de Macreuse.

» L’attention de mademoiselle Héléna avait été attirée sur lui, me dit-elle, parce qu’au lieu de s’agenouiller, comme tout le monde, sur une chaise, il était à genoux sur les dalles de l’église ; c’était aussi pour sa mère qu’il priait… car nous l’avons ensuite entendu demander, au prêtre qui vint faire la quête de notre côté, une nouvelle neuvaine de messes à la même chapelle pour le repos de l’âme de sa mère.

» En sortant de l’église, et au moment où nous allions prendre de l’eau bénite, M. de Macreuse nous en a offert en nous saluant, car il nous précédait au bénitier ; plusieurs pauvres ont ensuite entouré ce jeune homme ; il leur a distribué une abondante aumône, en leur disant d’une voix émue : le peu que je vous donne, je vous l’offre au nom de ma pauvre mère qui n’est plus. Priez pour elle. »

» À l’instant où M. de Macreuse disparaissait dans la foule, j’ai aperçu M. de Maillefort ; entrait-il dans l’église ? en sortait-il ? je ne sais ; mademoiselle Héléna, l’apercevant en même temps que moi, a paru surprise, presque inquiète de sa présence. En revenant à la maison elle m’a plusieurs fois parlé de M. de Macreuse, dont la piété paraissait si sincère, la charité si grande ; elle ne connaissait pas ce monsieur, — me dit-elle, — mais il lui inspirait beaucoup d’intérêt, parce qu’il semblait posséder des qualités presqu’introuvables chez les jeunes gens de notre temps.

» Le lendemain, nous sommes retournées à l’église ; Nous avons de nouveau rencontré M. de Macreuse ; il fait ses dévotions à la même chapelle que nous ; cette fois il semblait si absorbé dans sa prière que, l’office terminé, il est resté à genoux sur la pierre, qu’il touchait presque du front, tant il semblait accablé, anéanti par la douleur ; puis, s’affaissant bientôt sur lui-même… il est tombé à la renverse… évanoui, et on l’a transporté dans la sacristie…

» — Malheureux jeune homme, — m’a dit mademoiselle Héléna, — combien il regrette sa mère ! quel bon et noble cœur il doit avoir. J’ai partagé l’attendrissement de mademoiselle Héléna, car mieux que personne je pouvais compatir aux souffrances de M. de Macreuse, dont la figure douce et triste révélait un profond chagrin.

» Au moment où la sacristie s’ouvrait aux bedeaux qui emportaient M. de Macreuse, M. de Maillefort, qui se trouvait sur son passage, se mit à rire d’un air ironique.

» Mademoiselle Héléna parut de plus en plus inquiète de rencontrer une seconde fois M. de Maillefort à l’église.

— Ce satan, — me dit-elle, — ne peut venir dans la maison de Dieu que pour quelque maléfice…

» Dans l’après-dîner de ce jour, madame de La Rochaiguë m’a décidée, malgré ma répugnance, à venir faire une promenade avec elle et une de ses amies ; nous avons été prendre madame la duchesse de Senneterre, que je ne connaissais pas, et nous sommes allées aux Champs-Élysées ; il y avait beaucoup de monde ; notre voiture s’étant mise au pas, madame de La Rochaiguë a dit à madame de Senneterre :

» — Ma chère duchesse, est-ce que ce n’est pas monsieur votre fils que je vois là-bas à cheval ?

» — En effet, c’est Gerald, — a répondu madame de Senneterre en lorgnant de ce côté.

» — J’espère bien qu’il nous verra, — a ajouté madame de Mirecourt, — et qu’il viendra nous saluer.

« — Oh ! — a repris madame de La Rochaiguë, — M. de Senneterre n’y manquera pas… puisque heureusement madame la duchesse est avec nous… Je dis heureusement, et je me trompe, — a ajouté madame de La Rochaiguë, — car la présence de madame la duchesse nous empêche de dire tout le bien que nous pensons de M. Gerald.

» — Oh ! quant à cela, — a répondu madame de Senneterre en souriant, — je n’ai aucune modestie maternelle ; jamais je n’entends dire assez de bien de mon fils.

» — Vous devez pourtant, madame, — a répondu madame de Mirecourt, — être bien satisfaite à ce sujet, si avide que vous soyez…

« — Mais, à propos de M. de Senneterre, — a dit madame de Mirecourt à madame de La Rochaiguë, — savez-vous pourquoi M. de Senneterre s’est à dix-huit ans engagé comme simple soldat ?

» — Non, — a répondu madame de La Rochaiguë.

— Je sais, en effet, que M. de Senneterre, parti comme soldat, malgré sa naissance, a gagné ses grades et sa croix sur le champ de bataille, au prix de nombreuses blessures, mais j’ignore pourquoi il s’est engagé.

» — Madame la duchesse, — a ajouté madame de Mirecourt en s’adressant à madame de Senneterre, — n’est-il pas vrai que votre fils a voulu partir comme soldat parce qu’il trouvait lâche d’acheter un homme pour l’envoyer à la guerre se faire tuer à sa place ?

» — Il est vrai, — répondit madame de Senneterre, — telle est la raison que mon fils nous a donnée, et il a accompli son dessein, malgré mes larmes et les prières de son père.

» — C’est superbe, — a dit madame de La Rochaiguë. — Il n’y a au monde que M. de Senneterre capable de montrer une résolution si chevaleresque…

» — Et par ce seul fait on peut juger de la générosité de son caractère, — ajouta madame de Mirecourt.

» — Oh !… je puis dire avec un juste orgueil qu’il n’est pas de meilleur fils que Gerald, — dit madame de Senneterre.

» — Et qui dit bon fils… dit tout, — reprit madame de La Rochaiguë.