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ainsi que de ceux de votre digne frère et de votre non moins digne belle-sœur !

» — Mais, nous l’espérons bien, monsieur le marquis ; nous remplissons en cela un devoir sacré envers mademoiselle de Beaumesnil.

» — Certainement, — a répondu M. de Maillefort d’un ton de plus en plus sardonique, — à ce devoir sacré… vous et les vôtres, vous ne faillissez point : ne répétez-vous point sans cesse, et sur tous les tons, à mademoiselle de Beaumesnil : — Vous êtes la plus riche héritière de Francedonc vous êtes, en cette qualité, la personne du monde la plus admirablement accomplie… donc la plus universellement douée…

» — Mais, monsieur, — s’écria mademoiselle Héléna en interrompant M. de Maillefort, — ce que vous dites là…

» — Mais, mademoiselle, — reprit le marquis, — j’en appelle à mademoiselle de Beaumesnil elle-même… qu’elle dise si, de toutes parts, ne retentit pas autour d’elle un éternel concert de louanges, magnifiquement organisé d’ailleurs par ce cher baron, par sa femme et par vous, mademoiselle Héléna ; charmant concert dans lequel vous faites tous trois votre partie avec un talent enchanteur… avec une abnégation touchante, avec un désintéressement sublime ! Tous les rôles vous sont bons… aujourd’hui simples chefs de chœur, vous donnez le ton à la foule des admirateurs de mademoiselle de Beaumesnil… demain, brillans solos, vous improvisez des hymnes à sa louange, où se révèlent toute l’étendue de vos ressources, toute la flexibilité de votre art… et surtout l’adorable sincérité de vos nobles cœurs…

» — Ainsi, monsieur, — dit mademoiselle Héléna en devenant rouge, de colère sans doute, — ainsi notre chère pupille n’a aucune des qualités, aucun des agrémens, aucun des charmes qui lui sont si unanimement reconnus ?

» — Parce qu’elle est la plus riche héritière de France, — répondit M. de Maillefort en s’inclinant ironiquement devant moi, — et, en cette qualité, mademoiselle de Beaumesnil a droit… aux flatteries les plus outrageuses… et les plus… outrageantes… parce qu’elles sont mensongères et uniquement dictées par la bassesse ou par la cupidité.

» Je me levai et je sortis, pouvant à peine contenir mes larmes…


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» Ces paroles, je ne les ai pas oubliées, ô ma mère !

» Toujours je les entends…

» Oh ! la méchanceté de M. de Maillefort a été pour moi une révélation ; mes yeux se sont ouverts… j’ai tout compris…

» Ces louanges de toutes sortes, ces prévenances, ces protestations d’attachement dont on m’accable ; l’effet que j’ai produit dans quelques réunions, et jusqu’aux flatteries de mes fournisseurs, tout cela s’adresse à la plus riche héritière de France

» Ah ! ma mère, ce n’était donc pas sans raison que je t’écrivais l’impression douloureuse, étrange, que j’ai ressentie, lorsque, le lendemain de mon arrivée dans cette maison, l’on m’a si pompeusement annoncé que j’étais maîtresse d’une fortune énorme.

» Il me semble, — te disais-je, — que je suis dans la position d’une personne qui possède un trésor… et qui craint à chaque instant d’être volée.

« Cette impression, alors confuse, inexplicable, je la comprends maintenant.

« C’était le vague pressentiment de cette crainte, de cette défiance inquiète, ombrageuse, amère, dont je suis poursuivie sans relâche… depuis que cette pensée accablante est sans cesse présente à mon esprit :

» — C’est uniquement à ma fortune que s’adressent toutes les marques d’affection que l’on me témoigne, toutes les louanges que l’on m’accorde.

» Oh ! je te le répète, ma mère, la méchanceté de M. de Maillefort a du moins eu, contre son gré, un bon résultat ; sans doute cette révélation m’a fait et me fera cruellement souffrir… mais, au moins, elle m’éclaire, elle explique, elle autorise l’espèce d’éloignement incompréhensible et toujours croissant que m’inspiraient mon tuteur et sa famille.

» Cette révélation me donne enfin la clef de l’obséquiosité, des basses prévenances dont je suis partout et toujours entourée.

» Et cependant, chère et tendre mère, c’est maintenant que mes aveux deviennent pénibles… même envers toi…

» Oui… je te l’ai dit… soit que l’atmosphère d’adulation et de fausseté où je vis maintenant m’ait déjà corrompue… soit peut-être que je recule devant ce qu’il y a d’horrible dans cette pensée :

» Toutes les louanges, toutes les preuves d’affection que l’on me donne ne sont adressées qu’à ma fortune…

» Je ne puis croire à tant de bassesse, à tant de fausseté chez les autres, et, faut-il te le dire, je ne puis croire non plus que je vaille si peu… et que je sois incapable d’inspirer la moindre affection sincère et désintéressée…

» Ou plutôt, vois-tu, chère mère, je ne sais plus que penser… ni des autres, ni de moi-même… Ce continuel état de doute est insupportable : en vain j’ai cherché les moyens d’en sortir, de savoir la vérité. Mais à qui la demander ? De qui puis-je attendre une réponse sincère ?

» Et encore, maintenant pourrais-je jamais croire à la sincérité ?

» Ce n’est pas tout ; de nouveaux événemens sont venus rendre plus cruelle encore cette situation déjà si pénible pour moi…

» Tu vas en juger.

» Les amères et ironiques paroles de M. de Maillefort, à propos des perfections que je devais réunir en ma qualité d’héritière, ont sans doute été répétées à mon tuteur et à sa femme par mademoiselle Héléna, ou bien quelque autre événement, que j’ignore, a forcé les personnes dont je suis entourée à hâter et à me dévoiler des projets auxquels j’étais jusqu’alors restée absolument étrangère, et qui portent à leur comble mes incertitudes et ma défiance.

» Mademoiselle de Beaumesnil, à cet endroit de son journal, fut interrompue par deux coups frappés discrètement à la porte de sa chambre à coucher.

Surprise, presque effrayée, ayant oublié au milieu de ses tristes préoccupations le sujet de son dernier entretien avec sa gouvernante, l’orpheline demanda d’une voix tremblante :

— Qui est là ?

— Moi ! mademoiselle, — répondit madame Laîné à travers la porte.

— Entrez, — dit Ernestine se rappelant tout alors.

Et s’adressant à sa gouvernante :

— Qu’y a-t-il donc ?

— Bonne nouvelle… excellente nouvelle, mademoiselle… Vous voyez, j’ai les mains en sang… mais… c’est égal !

— Ah ! mon Dieu !… c’est vrai, — s’écria mademoiselle de Beaumesnil avec effroi, — que vous est-il donc arrivé ? … Tenez, prenez ce mouchoir… étanchez ce sang…

— Oh ! ce n’est rien, mademoiselle, — répondit la gouvernante avec héroïsme, — pour votre service je braverais la mort !…

Cette exagération attiédit la compassion de mademoiselle de Beaumesnil, qui répondit :

— Je crois à votre courageux dévoûment, mais, de grâce, enveloppez votre main.

— C’est pour obéir à mademoiselle, peu m’importe cette blessure… car enfin, la porte est ouverte… Mademoiselle, je suis parvenue à dévisser les pitons d’un cadenas… à soulever une barre de fer… J’ai entr’ouvert la porte, et, comme je m’en doutais, elle donne dans la rue…

— Soyez sûre, ma chère Laîné, que je saurai reconnaître…

— Ah ! je conjure mademoiselle de ne pas me parler de sa reconnaissance ; ne suis-je pas payée par le plaisir que