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elle tenait une sorte de journal de sa vie, journal que, par un pieux souvenir, elle adressait à la mémoire de sa mère.


XXXII.


» La résolution que je viens de prendre ma chère maman, — écrivait Ernestine de Baumesnil sur son Journal, — est peut-être dangereuse… j’ai tort… je le crains ; mais à qui, mon Dieu, demander conseil ?

» À toi, tendre mère, je le sais… aussi, est-ce en t’invoquant que j’ai pris cette étrange détermination.

» Oui, car il faut, qu’à tout prix j’éclaircisse des doutes qui, depuis quelque temps, me mettent au supplice…

» Tout à l’heure, chère maman, je te dirai quels sont mes projets, et pourquoi je m’y suis décidée.

» Depuis plusieurs jours, bien des choses se sont révélées à moi ; choses si nouvelles, si tristes, qu’elles ont jeté mon esprit dans un trouble extrême.

» C’est à peine si je puis à cette heure mettre un peu d’ordre dans mes idées, afin de te faire lire au plus profond de mon cœur, bonne et tendre mère.

» Pendant les premiers temps de mon arrivée dans cette maison, je n’ai eu qu’à me louer… de mon tuteur et de sa famille ; je ne leur reprochais qu’un excès de prévenances et de flatteries.

« Ces prévenances, ces flatteries n’ont pas cessé ; elles ont au contraire augmenté, si cela est possible…

» Mon esprit, mon caractère, et jusqu’à mes paroles les plus insignifiantes, tout est loué, tout est exalté outre mesure. Quant à ma figure, à ma taille, à ma tournure, à mes moindres mouvements… tout est non moins gracieux, charmant, divin ; enfin il n’est pas au monde une créature plus accomplie… que moi.

» La pieuse mademoiselle Héléna, qui ne ment jamais, m’assure que j’ai l’air d’une madone.

» Madame de La Rochaiguë me dit, avec sa brutale franchise, que je réunis tant de rares distinctions, en attraits, en élégance, qu’un jour je deviendrai, malgré moi, la femme la plus à la mode de Paris.

« Enfin, selon mon tuteur, homme grave et réfléchi, la grâce de mon visage, la dignité de mon maintien, me donnent une ressemblance frappante avec la belle duchesse de longueville, si célèbre sous la Fronde.

» Et comme un jour je m’étonnais, dans ma naïveté, de ressembler à tant de personnes à la fois, sais-tu, ma chère maman, ce que l’on m’a répondu ?

» Cela est très simple… vous réunissez les charmes les plus divers, Mademoiselle ; aussi, chacun trouve-t-il en vous l’attrait qu’il préfère…

» Et ces flatteries me poursuivent partout, m’atteignent partout.

» Le coiffeur vient-il accommoder mes cheveux ? de sa vie il n’a vu plus admirable chevelure…

» On me conduit chez la modiste… — À quoi bon choisir une forme de chapeau plutôt qu’une autre ? — dit cette femme, — avec une figure comme celle de mademoiselle, tout paraît charmant et du meilleur goût.

» La couturière affirme, de son côté, que telle est l’incroyable élégance de ma taille que, vêtue d’un sac… je ferais le désespoir des femmes les plus citées pour leurs perfections naturelles.

» Il n’est pas jusqu’au cordonnier, obligé, dit-il, de faire des formes particulières, n’ayant jamais eu à chausser un aussi petit pied que le mien.

» Le gantier, par exemple, est plus franc, il prétend que j’ai tout simplement une main de naine.

» Tu le vois, chère maman, il s’en faut de peu que je tombe dans le phénomène… dans la curiosité.

» Oh ! ma mère !… ma mère !… ce n’est pas ainsi que tu louais ta fille, lorsque, prenant ma tête entre tes deux mains, tu me disais en me baisant au front :

» Ma pauvre Ernestine, tu n’es ni belle ni jolie… mais la candeur… et la bonté de ton âme se lisent si visiblement sur ton doux visage… que pour toi… je ne regrette pas la beauté.

» Et, à ces louanges, les seules que tu m’aies jamais données, ma mère, je croyais ! J’en étais heureuse… car je me sentais le cœur simple et bon.

» Mais, hélas ! ce cœur que tu aimais ainsi, chère maman… est-il resté digne de toi ? je ne sais.

» Jamais je n’avais connu la défiance, le doute, la moquerie amère… et, depuis quelques jours, ces tristes et mauvais pressentiments se sont tout-à-coup développés en moi avec une rapidité dont je suis aussi surprise qu’alarmée…

» Ce n’est pas tout…

» Il faut qu’il y ait quelque chose de dangereusement pénétrant dans la flatterie ; car, à toi… je dois tout dire… Bien que taxant quelquefois d’exagération les louanges que l’on me prodiguait, je m’étais demandé comment il se faisait pourtant que tant de personnes différentes, n’ayant aucun rapport entre elles, se trouvassent si unanimes pour me louer en tout et sur tout.

» Il y a plus… L’autre jour, madame de La Rochaiguë m’a conduite à un concert… Je me suis aperçue que tout le monde me regardait… quelques personnes, même, passaient et repassaient devant moi avec affectation, cependant j’étais bien simplement mise… À l’église même… lorsque j’en sors… je ne suis pas sans voir que l’on me remarque.

» Et mon tuteur et sa famille de me dire :

» — Eh bien !… vous avions-nous trompée ? Voyez quel effet vous produisez partout et sur tout le monde !

» À cela, à cette évidence, que pouvais-je répondre, chère maman ? Rien… Aussi…

» Ces louanges, ces flatteries commençaient, je l’avoue, à me paraître douces… Je m’en étonnais moins, et si parfois encore je les taxais d’exagération, je me répondais aussitôt :

» Mais pourquoi l’effet que je produis, comme dit mon tuteur, est-il si unanime ?

» Hélas ! la cause de cette unanimité, on devait me l’apprendre.

» Voici ce qui m’est arrivé :

» Plusieurs fois, j’ai vu chez mon tuteur une personne dont je n’avais osé te parler jusqu’ici : c’est M. le marquis de Maillefort : il est difforme, il a l’air sardonique, et il ne dit à tout le monde que des méchancetés ou des douceurs ironiques, pires que des méchancetés.

» Presque toujours, cédant à l’antipathie qu’il m’inspirait, j’avais trouvé le moyen de quitter le salon très peu de temps après l’arrivée de ce méchant homme ; ces marques de mon éloignement pour lui étaient encouragées, favorisées par les personnes dont je suis entourée, car elles redoutent M. de Maillefort, quoiqu’elles l’accueillent avec une affabilité forcée.

» Il y a trois jours, on l’annonce.

» Je me trouvais seule avec mademoiselle Héléna. Quitter le salon à l’instant même eût été de ma part une impolitesse trop grande ; je restai donc, comptant me retirer au bout de quelques momens.

» Tel fut alors le court entretien de M. de Maillefort et de mademoiselle Héléna ; je me le rappelle comme si je l’entendais… Hélas ! je n’en ai pas perdu un seul mot !

— Eh ! bonjour donc, ma chère demoiselle Héléna, — lui dit le marquis de son air sardonique, — je suis toujours ravi de voir mademoiselle dé Beaumesnil auprès de vous… elle a tant à gagner dans vos pieux entretiens… elle a tant à profiter de vos excellens conseils,