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dant que je sois pauvre, faites ce que je vous demande… conduisez-moi demain chez madame Herbaut.

— Permettez, mademoiselle… raisonnons un peu, et vous allez voir toutes les impossibilités de votre projet.

— Quelles sont ces impossibilités ?

— D’abord… comment faire pour disposer de toute votre soirée de demain, mademoiselle ? M. le baron, madame la baronne, mademoiselle Héléna ne vous quittent pas.

— Rien de plus simple… Je dirai demain matin que j’ai passé une mauvaise nuit… que je me sens souffrante… Je resterai toute la journée dans ma chambre… Sur les six heures du soir… vous irez dire que je repose et que j’ai absolument défendu que l’on entre chez moi… Mon tuteur et sa famille respectent si profondément mes moindres volontés… — ajouta mademoiselle de Beaumesnil avec un mélange de tristesse et de dédain, — que l’on n’osera pas interrompre mon sommeil.

— Oh ! pour cela, mademoiselle a raison, personne n’oserait la contredire ou la contrarier en rien… Mademoiselle dirait à M. le baron de marcher sur la tête, et à madame la baronne ou à mademoiselle Héléna de se masquer en plein carême, qu’ils le feraient sans broncher.

— Oh ! oui, ce sont assurément d’excellens parens, remplis de tendresse et de dignité, — reprit Ernestine avec une expression singulière ; — eh bien ! vous voyez que me voilà déjà libre de toute ma soirée de demain.

— C’est quelque chose, mademoiselle ; mais pour sortir d’ici ?

— Pour sortir d’ici ?

— Oui, mademoiselle ; pour sortir… de l’hôtel sans être rencontrée par personne dans l’escalier, sans être vue du concierge ?

— Cela vous regarde ; cherchez un moyen.

— Écoutez donc, mademoiselle, c’est bien facile à dire : un moyen… un moyen…

— J’avais, en effet, prévu cet obstacle ; mais je me suis dit… ma chère Laîné est très intelligente… elle viendra à mon secours.

— Dieu sait si je le voudrais, mademoiselle ! pourtant… je ne vois pas…

— Cherchez bien… Je ne suis jamais montée chez moi que par le grand escalier… N’y a-t-il pas des escaliers… de service… qui conduisent à cet appartement ?

— Sans doute, mademoiselle, il y a deux escaliers de service ; mais vous risqueriez d’y être rencontrée par les gens de la maison… — à moins, dit la gouvernante en réfléchissant, — à moins que mademoiselle ne choisisse le moment où les gens seront à dîner… sur les huit heures… par exemple.

— À merveille… votre idée est excellente.

— Que mademoiselle ne se réjouisse pas trop tôt !

— Pourquoi cela ?

— Il faudra toujours que mademoiselle passe devant la loge du concierge… un vrai cerbère…

— C’est vrai… trouvez donc un autre moyen !

— Mon Dieu ! mademoiselle, je cherche, mais… c’est si difficile !…

— Oui… mais pas impossible, il me semble…

— Ah ! mon Dieu ! — dit soudain la gouvernante après avoir réfléchi, — quelle idée !

— Voyons vite… cette idée !

— Pardon, mademoiselle, je ne réponds encore de rien… mais il serait peut-être possible… Je sors et je reviens dans l’instant, mademoiselle.

La gouvernante sortit précipitamment. L’orpheline resta seule.

— Je ne m’étais pas trompée, — dit-elle avec une expression de dégoût et de tristesse, — cette femme a une âme vénale et basse… comme tant d’autres… mais du moins cette vénalité… cette bassesse même me répondent de sa soumission, et surtout de sa discrétion.

Au bout de quelques minutes, la gouvernante rentra le visage rayonnant.

— Victoire ! mademoiselle.

— Expliquez-vous !

— Mademoiselle sait que son cabinet de toilette donne dans ma chambre ?

— Ensuite ?

— À côté de ma chambre, il y a une grande pièce où sont les armoires pour les robes de mademoiselle ?

— Eh bien ?

— Cette pièce a une porte qui s’ouvre sur un petit escalier autre que celui de service… et auquel je n’avais jusqu’ici fait aucune attention.

— Et cet escalier… où va-t-il aboutir ?

— Il aboutit à une petite porte condamnée qui, autant que j’en ai pu juger, doit s’ouvrir au bas du corps de logis qui est en retour sur la rue.

— Ainsi, — dit vivement mademoiselle de Beaumesnil, — cette porte donnerait sur la rue ?

— Oui, mademoiselle, et ce n’est pas étonnant ; dans presque tous les grands hôtels de ce quartier, il y a des petites portes dérobées conduisant près des chambres à coucher, parce qu’autrefois… les femmes de la cour…

— Les femmes de la cour ?

Demanda si naïvement Ernestine à sa gouvernante que celle-ci baissa les yeux devant l’innocent regard de la jeune fille, et, craignant d’aller trop loin et de compromettre sa récente familiarité avec Ernestine, madame Laîné reprit :

— Je ne veux pas ennuyer mademoiselle de caquets d’antichambre.

— Et vous avez raison. — Mais si cette porte qui donne sur la rue est condamnée, comment l’ouvrir ?

— Il m’a semblé qu’elle était verrouillée et fermée en dedans… Mais, que mademoiselle soit tranquille, j’ai toute la nuit devant moi… et, demain matin, j’espère pouvoir en rendre bon compte à mademoiselle.

— À demain, donc, ma chère Laîné… Si vous avez besoin de prévenir à l’avance votre amie madame Herbaut que vous devez le soir lui présenter une de vos parentes… n’y manquez pas.

— Je le ferai, quoique ce ne soit pas indispensable. Mademoiselle, présentée par moi, sera accueillie comme moi-même ; entre petites gens, on ne fait pas tant de façons…

— Allons, c’est entendu… Mais, je vous le répète, une dernière fois… j’attends de vous la plus entière discrétion… votre fortune à venir est à ce prix…

— Mademoiselle pourra m’abandonner, me renier comme une malheureuse, si je manque à ma parole.

— J’aimerais bien mieux avoir à vous récompenser… Occupez-vous donc de cette porte… Et… à demain.

— Mon Dieu ! mademoiselle, que tout cela est donc extraordinaire !

— Que voulez-vous dire ?

— Je parle du désir qu’a mademoiselle d’être présentée chez madame Herbaut. Je n’aurais jamais cru que mademoiselle pût avoir une idée pareille… Du reste, je suis bien tranquille, — ajouta la gouvernante d’un air grave et compassé, — je connais mademoiselle, elle ne voudrait pas engager une pauvre femme comme moi dans une démarche fâcheuse… compromettante… et, sans oser me permettre d’adresser une question à mademoiselle… ne pourrais-je pas… par cela même que je ne dois parler de ceci à personne au monde… ne pourrais-je pas savoir pourquoi mademoiselle…

— Bonsoir, ma chère Laîné, — dit mademoiselle de Baumesnil en se levant et en interrompant sa gouvernante ; — demain matin vous me tiendrez au courant de vos recherches de cette nuit.

Trop heureuse d’avoir enfin un secret entre sa jeune maîtresse et elle, secret qui, à ses yeux était le gage d’une confiance qui assurait sa fortune, la gouvernante se retira discrètement.

Mademoiselle de Baumesnil resta seule…

Après quelques moments de réflexion l’orpheline ouvrit son nécessaire et écrivit ce qui suit sur l’album où