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projets des La Rochaiguë, la plus riche héritière de France avait été, soit indirectement, soit directement, mise en rapport avec ses trois prétendans.

Un mois environ s’était passé depuis ces différentes présentations et depuis la première entrevue de Gerald et d’Herminie, entrevue dont on saura plus tard les suites.

Onze heures du soir venaient de sonner. Mademoiselle de Beaumesnil, retirée seule dans son appartement, semblait réfléchir profondément ; sa physionomie n’avait rien perdu de sa douceur candide, mais parfois un sourire amer… presque douloureux, contractait ses lèvres, et son regard annonçait alors quelque chose de résolu qui contrastait avec l’ingénuité de ses traits.

Soudain mademoiselle de Beaumesnil se leva, se dirigea vers la cheminée et posa la main sur le cordon de la sonnette… puis elle s’arrêta un moment, indécise et comme hésitant devant une grave détermination. Paraissant enfin prendre un parti décisif, elle sonna.

Presque aussitôt parut madame Laîné, sa gouvernante, l’air obséquieux et empressé.

— Mademoiselle… a besoin de quelque chose ?

— Ma chère Laîné… asseyez-vous là.

— Mademoiselle est trop bonne…

— Asseyez-vous là, je vous en prie, et causons…

— C’est pour obéir à mademoiselle, — dit la gouvernante très surprise de la familiarité de sa jeune maîtresse, qui l’avait toujours traitée jusqu’alors avec une extrême réserve.

— Ma chère Laîné, — lui dit mademoiselle de Beaumesnil d’un ton affectueux, — vous m’avez souvent répété que je pouvais compter… sur votre attachement ?

— Oh ! oui, mademoiselle.

— Sur votre dévoûment ?

— Il est à la vie, à la mort… mademoiselle.

— Sur votre discrétion ?

— Je ne demande qu’une chose à mademoiselle, — répondit la gouvernante de plus en plus charmée de ce début, — que mademoiselle me mette à l’épreuve… elle me jugera.

— Eh bien ! je vais vous mettre à l’épreuve…

— Quel bonheur !… une marque de confiance de la part de mademoiselle !

— Oui… une marque d’extrême confiance, et j’espère que vous la mériterez…

— Je jure à mademoiselle… que…

— C’est bien, je vous crois, — dit Ernestine en interrompant les protestations de sa gouvernante ; — mais, dites-moi : il y a aujourd’hui huit jours… vous m’avez demandé… de vous accorder votre soirée du lendemain, pour aller à une petite réunion que donne chaque dimanche une de vos amies, nommée… Comment s’appelle-t-elle ? j’ai oublié son nom.

— Elle s’appelle madame Herbaut, mademoiselle. Cette amie… a deux filles, et chaque dimanche elle réunit quelques personnes de leur âge… Je croyais l’avoir dit à mademoiselle en lui demandant la permission d’assister à cette réunion.

— Et quelles sont ces jeunes personnes ?

— Mais, mademoiselle, — répondit la gouvernante ne voyant pas où mademoiselle de Beaumesnil voulait en venir, — les jeunes filles qui fréquentent la maison de madame Herbaut sont, en général, des demoiselles de magasin, ou bien encore de jeunes personnes qui donnent des leçons de musique ou de dessin… il y a aussi des teneuses de livres de commerce… Quant aux hommes… ce sont des commis, des artistes, des clercs de notaire… mais tous braves et honnêtes jeunes gens ; car madame Herbaut est très sévère sur le choix de sa société en hommes et en femmes ; cela se conçoit, elle a des filles à marier, et, entre nous, mademoiselle, c’est pour arriver à les établir qu’elle donne ces petites réunions…

— Ma chère Laîné, dit Ernestine comme s’il se fût agi de la chose la plus simple du monde, — je veux assister à l’une des réunions de madame Herbaut…

— Mademoiselle !… — s’écria la gouvernante qui croyait avoir mal entendu, — que dit mademoiselle ?

— Je dis que je veux assister à l’une des réunions de madame Herbaut… demain soir, par exemple.

— Ah ! mon Dieu ! — reprit la gouvernante avec stupeur, — c’est sérieusement que mademoiselle dit cela ?

— Très sérieusement…

— Comment ? vous ! mademoiselle, vous ! chez de si petits bourgeois ! mais c’est impossible, mademoiselle n’y songe pas !

— Impossible ! pourquoi ?

— Mais, mademoiselle, M. le baron et madame la baronne n’y consentiront jamais !

— Aussi je ne compte pas leur faire cette demande…

La gouvernante ne comprenait pas encore, et reprit :

— Comment ! mademoiselle, irait chez madame Herbaut sans en parler à M. le baron ?…

— Certainement.

— Mais alors, comment ferez-vous, mademoiselle ?

— Ma chère Laîné, vous m’avez encore tout à l’heure, dit que je pouvais compter sur vous.

— Et je vous le répète, mademoiselle.

— Eh bien ! il faut que demain soir vous me présentiez à la réunion de madame Herbaut.

— Moi !… mademoiselle… En vérité, je ne sais si je rêve ou si je veille.

— Vous ne rêvez pas ; ainsi, demain soir, vous me présenterez chez madame Herbaut comme l’une de vos parentes… une orpheline…

— L’une de mes parentes… Ah ! mon Dieu ! je n’oserai jamais… et…

— Laissez-moi achever… Vous me présenterez, dis-je, comme une de vos parentes nouvellement arrivée de province… et qui exerce la profession de… de brodeuse… par exemple… Mais souvenez-vous bien que si vous commettiez la moindre indiscrétion ou la moindre maladresse… que si l’on pouvait enfin se douter… que je ne suis pas ce que je veux paraître, c’est-à-dire une orpheline qui vit de son travail, vous ne resteriez pas une minute à mon service… tandis que si, au contraire, vous suivez bien mes instructions… vous pouvez tout attendre de moi.

— En vérité, mademoiselle, je tombe de mon haut… je n’en reviens pas… Mais pourquoi mademoiselle veut-elle que je la présente comme ma parente… comme une orpheline… chez madame Herbaut ? Pourquoi ne pas…

— Ma chère Laîné, assez de questions… puis-je compter sur vous ? oui ou non…

— Oh ! mademoiselle, à la vie, à la mort ; mais…

— Pas de mais… et un dernier mot : Vous n’êtes pas sans savoir, — ajouta la jeune fille avec un sourire d’une amertume étrange, — que je suis la plus riche héritière de France ?

— Certainement, mademoiselle ; tout le monde le sait et le dit : il n’y a pas une fortune aussi grande que celle de mademoiselle…

— Eh bien ! si vous faites ce que je vous demande, si vous êtes surtout d’une discrétion à toute épreuve… à toute épreuve, entendez-vous bien ?… j’insiste là-dessus, car il faut absolument que chez madame Herbaut l’on me croie ce que je tiens à paraître : une pauvre orpheline vivant de son travail… En un mot si, grâce à votre intelligence et à votre extrême discrétion, tout se passe comme je le désire, vous verrez de quelle façon la plus riche héritière de France acquitte les dettes de reconnaissance.

— Ah ! — fit la gouvernante avec un geste de désintéressement superbe, — ce que dit mademoiselle est bien pénible pour moi… Mademoiselle peut-elle croire que je mets un prix à mon dévoûment ?

— Non ; mais je tiens, moi, à mettre un prix à ma reconnaissance.

— Mon Dieu ! mademoiselle, vous le savez bien ; demain, vous seriez pauvre comme moi que je vous serais aussi dévouée.

— Je n’en doute pas le moins au monde : mais, en atten-