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La jeune fille ne leva pas les yeux, mais rougit légèrement, elle était sensible à la délicatesse du refus de Gerald.

— Comment ! — s’écria M. Bouffard abasourdi, — maintenant que vous êtes raccommodé avec mademoiselle, vous pouvez encore moins loger chez moi ? Je ne comprends pas du tout… Il faut donc qu’en revenant vous ayez trouvé des inconvéniens dans ma maison ?… ma portière a dû pourtant vous dire…

— Ce ne sont pas précisément des inconvéniens qui me privent du plaisir de loger chez vous, mon cher monsieur, — répondit Gerald, — mais…

— Allons, je vous lâche le logement à deux cent cinquante francs… un compte rond, — dit M. Bouffard, — avec une petite cave… par-dessus le marché !

— Impossible, mon cher monsieur, absolument impossible.

— Mettons deux cent quarante, et n’en parlons plus.

— Je vous ferai observer, mon cher monsieur, — dit à demi-voix Gerald à M. Bouffard, — que ce n’est pas chez mademoiselle que nous devons débattre le prix de votre appartement, débat d’ailleurs absolument inutile.

Et, s’adressant à Herminie, le jeune duc lui dit en s’inclinant devant elle :

— Croyez, mademoiselle… que je conserverai toujours un précieux souvenir de cette première et dernière entrevue…

La jeune fille salua gracieusement sans lever les yeux.

Gerald sortit de chez Herminie opiniâtrement poursuivi par M. Bouffard, bien décidé à ne pas ainsi lâcher sa proie.

Mais, malgré les offres séduisantes du propriétaire, Gerald fut inflexible. De son côté, M. Bouffard s’opiniâtra, et le jeune duc, pour se débarrasser de ce fâcheux, et peut-être aussi pour rêver plus à loisir à l’étrange incident qui l’avait rapproché d’Herminie, le jeune duc hâta le pas et dit à ce propriétaire aux abois qu’il dirigeait sa promenade du côté des fortifications.

Ce disant, M. de Senneterre prit en effet ce chemin, laissant M. Bouffard au désespoir d’avoir manqué cette belle occasion de louer son charmant petit troisième.

Gerald ayant atteint le chemin stratégique des fortifications, qui, à cet endroit, coupe la plaine de Monceau, se promenait profondément rêveur.

Le souvenir de la rare beauté d’Herminie, la dignité de son caractère, jetaient le jeune duc dans un trouble croissant… Plus il se disait qu’il avait vu cette ravissante créature pour la première et pour la dernière fois… plus cette pensée l’attristait… plus il se révoltait contre elle…

Enfin, analysant, comparant pour ainsi dire à tous ses souvenirs amoureux ce qu’il ressentait de soudain, de profond pour Herminie, et ne trouvant rien de pareil dans le passé, Gerald se demandait avec une sorte d’inquiétude :

— Ah çà !… mais… est-ce que cette fois… je serais sérieusement pris ?

Gerald venait de se poser cette question, lorsqu’il fut croisé par un officier du génie militaire portant une redingote d’uniforme sans épaulettes et coiffé d’un large chapeau de paille.

— Tiens, — dit l’officier en regardant Gerald, — c’est Senneterre !

Le jeune duc releva la tête et reconnut un de ses anciens compagnons de l’armée d’Afrique nommé le capitaine Comtois. Il lui tendit cordialement la main.

— Bonjour, mon cher Comtois ; je ne m’attendais pas à vous rencontrer ici… quoique vous soyez chez vous, — ajouta Gerald en montrant du regard les fortifications.

— Ma foi ! oui, mon cher, nous piochons ferme ; l’ouvrage avance… je suis le général en chef de cette armée de braves manœuvres et de maçons que vous voyez là-bas… En Afrique, nous faisons sauter les murailles ; ici, nous en élevons… Ah çà !… vous venez donc voir nos travaux ?

— Oui, mon cher… une vraie curiosité de Parisien… de… badaud.

— Ah çà ! quand vous voudrez… ne vous gênez pas… je vous conduirai partout.

— Mille remercîmens de votre obligeance, mon cher Comtois… Un de ces jours je viendrai vous rappeler votre promesse.

— C’est dit ; venez sans façon déjeuner à la cantine, car je campe là-bas… ça vous rappellera nos bivouacs… vous retrouverez d’ailleurs au camp quelques Bédouins… Eh ! mon Dieu !… j’y pense ! vous vous souvenez de Clarville, lieutenant de spahis, qui, par un coup de tête, avait donné sa démission afin de pouvoir, un an après, avoir la facilité de se couper la gorge avec le colonel Duval, auquel il a coupé, non la gorge, mais le ventre ?

— Clarville ?… un bravo garçon ?… je me le rappelle parfaitement.

— Eh bien ! une fois sa démission donnée, il n’avait qu’une petite rente pour vivre… une faillite la lui a enlevée, et si le hasard ne me l’avait fait rencontrer, il mourrait de faim… Heureusement, je l’ai pris comme conducteur de travaux, et il a de quoi vivre…

— Pauvre garçon !… tant mieux.

— Je crois bien : d’autant plus qu’il s’est marié… un mariage… d’amour… c’est-à-dire sans le sou… deux petits enfans par -dessus… vous jugez… Enfin il met à peu près les deux bouts… mais à grand’peine. J’ai été le voir ; il demeure dans une petite ruelle au bout de la rue de Monceau.

— Au bout de la rue de Monceau ? — dit vivement Gerald ; — pardieu ! il faudra que j’aille aussi le voir, ce brave Clarville !

— Vrai ! eh bien ! vous lui ferez un fameux plaisir, mon cher Senneterre, car, lorsqu’on est malheureux, les visiteurs sont rares…

— Et le numéro de la maison ?

— Il n’y a que cette maison dans la ruelle. Dame, vous verrez, c’est bien pauvre ; toute la petite famille occupe là deux mauvaises chambres… Mais diable ! voici le second coup de cloche ! — dit le capitaine Comtois en entendant un tintement redoublé, — il faut que je vous quitte, mon cher Senneterre, pour faire l’appel de mon monde… Allons, adieu… N’oubliez pas votre promesse…

— Non, certes…

— Ainsi, je puis dire à ce brave Clarville que vous l’irez voir ?

— J’irai… peut-être demain.

— Tant mieux… vous le rendrez bien heureux… Adieu, Senneterre.

— Adieu, mon cher… et à bientôt…

— À bientôt donc. N’oubliez pas l’adresse de Clarville.

— Je n’ai garde de l’oublier, — pensa Gerald ; — la ruelle où il demeure doit borner le jardin de la maison où je viens de voir cette adorable jeune fille.

Pendant que le capitaine doublait le pas afin d’aller gagner une espèce d’agglomération de cabanes en planches que l’on voyait au loin, Gerald, resté seul, se promena encore longtemps avec une sorte d’agitation fiévreuse.

Le soleil déclinait lorsqu’il sortit de sa rêverie.

— Je ne sais pas ce qu’il adviendra de tout ceci, — se dit-il ; — mais cette fois… et c’est la seule, je le sens… je suis pris… et très sérieusement pris.


XXXI.


Malgré l’impression profonde et si nouvelle que Gerald avait conservée de son entrevue avec Herminie, il s’était rencontré avec Ernestine de Beaumesnil ; car, selon les