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lui racontais : « Ah ! monsieur, j’ai outragé, sans le vouloir, une jeune personne que son isolement rend plus respectable encore : je lui dois des excuses, une réparation ; ces excuses, cette réparation, je les lui ferai devant vous… monsieur, qui, involontairement, avez été complice de cette offense. Venez… monsieur, venez. » Ma foi, mademoiselle, ce brave jeune homme m’a dit ça d’une façon… enfin d’une façon qui m’a tout remué ; car, je ne sais pas ce que j’ai aujourd’hui, je suis sensible… comme une faible femme. J’ai trouvé qu’il avait raison de vouloir vous demander excuse, ma chère demoiselle, et je l’ai amené, ou plutôt c’est lui qui m’a amené, car il m’a pris par le bras et m’a fait marcher d’une force… saperlotte, c’était le pas gymnastique accéléré, ou je ne m’y connais point.

Les paroles de M. Bouffard avaient un tel accent de vérité qu’Herminie ne put s’y tromper ; aussi, obéissant à l’équité de son caractère, et déjà touchée des larmes qu’elle avait vues briller un instant dans les yeux de Gerald, elle lui dit avec une inflexion de voix qui annonçait d’ailleurs son désir de terminer là cette explication pénible pour elle.

— Soit, monsieur, l’offense dont j’ai à me plaindre… avait été involontaire, et ce n’est pas pour aggraver cette offense que vous êtes venu ici… je crois tout cela, monsieur… vous êtes satisfait… je pense…

— Si vous l’exigez, mademoiselle, — répondit Gerald d’un air triste et résigné, — je me retire à l’instant… je ne me permettrai pas d’ajouter un mot à ma justification.

— Voyons, ma chère demoiselle, — dit M. Bouffard, — ayez donc un peu de pitié, vous m’avez bien laissé parler… Écoutez monsieur.

Le duc de Senneterre, prenant le silence d’Herminie pour un assentiment, lui dit :

— Voici, mademoiselle, toute la vérité : Je passais tantôt dans cette rue… Comme je cherche à louer un petit appartement, je me suis arrêté devant la porte de cette maison, où j’ai vu plusieurs écriteaux.

— Oui, oui, et tu le loueras, mon petit troisième ! va, je t’en réponds… — pensa M. Bouffard, qui, on le voit, n’avait pas ramené Gerald sans une arrière-pensée locative très prononcée.

Le jeune duc poursuivit :

— J’ai demandé à visiter ces logemens… et, précédant la portière de cette maison, qui devait, m’a-t-elle dit, bientôt me rejoindre, j’ai monté l’escalier… Arrivant au palier du premier étage, mon attention a été attirée par une voix timide, suppliante, qui implorait… Cette voix, c’était la vôtre, mademoiselle… vous imploriez monsieur… À ce moment, je l’avoue, je me suis arrêté, non pour commettre une lâche indiscrétion, je vous le jure… mais je me suis arrêté, comme on s’arrête, malgré soi, en entendant une plainte touchante… Alors, — continua Gerald, en s’animant d’une généreuse émotion, — alors, mademoiselle, j’ai tout entendu, et ma première pensée a été de me dire qu’une femme se trouvait dans une position pareille dont je pouvais à l’instant la sauver, et cela sans jamais être connu d’elle ; aussi, voyant presque aussitôt, du haut du palier où j’étais resté, monsieur sortir de chez vous… et monter vers moi… je l’ai abordé…

— Oui, — continua M. Bouffard, — en me disant très brutalement, ma foi : — voilà de l’or, payez-vous, monsieur, et ne tourmentez pas davantage une personne qui n’est sans doute que trop à plaindre…. — Si je ne vous ai pas raconté la chose ainsi tout à l’heure, ma chère demoiselle, c’est que d’abord j’ai voulu faire une drôlerie… et puis, qu’après… j’ai été tout ahuri de vous voir si chagrine.

— Voilà mes torts mademoiselle, — reprit Gerald, — j’ai obéi à un mouvement irréfléchi… généreux peut-être, mais dont je n’ai pas calculé les fâcheuses conséquences ; j’ai malheureusement oublié que le droit sacré de rendre certains services n’appartient qu’aux amitiés éprouvées… j’ai oublié enfin que, si spontanée, si désintéressée … que soit la commisération, elle n’en est pas moins quelquefois une cruelle injure… Monsieur, en me racontant tout à l’heure votre juste indignation, mademoiselle, m’a éclairé sur le mal qu’involontairement j’avais fait… j’ai cru de mon devoir d’honnête homme… de venir vous en demander pardon en vous exposant simplement la vérité, mademoiselle… Je n’avais jamais eu l’honneur de vous voir, j’ignore votre nom, je ne vous reverrai sans doute jamais… puissent mes paroles vous convaincre que je n’ai pas voulu vous offenser, mademoiselle, car c’est surtout à cette heure que je comprends… la gravité de mon inconséquence.

Gerald disait la vérité (omettant nécessairement d’expliquer la destination du petit appartement qui devait lui servir de pied-à-terre amoureux, ainsi qu’il l’avait confié à Olivier).

Ainsi donc Gerald disait vrai… et sa sincérité, son émotion, le tact, la convenance parfaite de ses explications persuadèrent Herminie.

La jeune fille, d’ailleurs, avait, dans son ingénuité, été surtout frappée d’une chose… puérile en apparence, mais significative pour elle, c’est que l’inconnu cherchait un petit appartement, donc l’inconnu n’était pas riche, donc il s’était sans doute exposé à quelque privation pour se montrer si malencontreusement généreux envers elle, donc c’était presque d’égal à égal qu’il avait voulu rendre service à une inconnue.

Ces considérations, renforcées peut-être, et pourquoi non ? de l’influence qu’exerce presque toujours une charmante figure, remplie de franchise et d’expression, ces considérations apaisèrent le courroux d’Herminie ; et cette orgueilleuse, si hautaine en dépit de cet entretien, se sentit d’autant plus embarrassée pour le terminer que, loin d’éprouver dès-lors la moindre indignation contre Gerald, elle était vraiment émue de la pensée généreuse à laquelle il avait obéi, et dont il venait de donner une loyale explication.

Herminie, trop franche pour cacher sa pensée, dit à Gerald avec une sincérité charmante :

— Mon embarras… est grand… à cette heure, monsieur, car j’ai à me reprocher d’avoir mal interprété… une action… dont j’apprécie maintenant la bonté… Je n’ai plus qu’à vous prier, monsieur, de vouloir bien oublier la vivacité de mes premières paroles.

— Permettez-moi de vous dire qu’au contraire je ne les oublierai jamais, mademoiselle… — répondit Gerald, — car elles me rappelleront toujours qu’il est une chose que l’on doit avant tout respecter chez une femme… c’est sa dignité.

Et Gerald, saluant respectueusement Herminie, se préparait à sortir.

M. Bouffard avait, bouche béante, écouté la dernière partie de cet entretien, aussi inintelligible pour lui que si les interlocuteurs avaient parlé turc. L’ex-épicier, arrêtant Gerald qui se dirigeait vers la porte, lui dit, croyant faire un superbe coup de partie :

— Minute, mon digne monsieur… minute… Puisque mademoiselle n’est plus fâchée contre vous… il n’y a pas de raison pour que vous ne preniez pas mon joli petit troisième, composé, je vous l’ai dit, d’une entrée… de deux jolies chambres, dont l’une peut servir de salon, et d’une petite cuisine… charmant logement de garçon.

À cette proposition de M. Bouffard, Herminie devint très inquiète : il lui eût été pénible — de voir loger Gerald dans la même maison qu’elle.

Mais le jeune duc répondit à M. Bouffard :

— Je vous ai déjà dit, mon cher monsieur, que ce logement ne me convenait pas.

— Parbleu ! parce que cette chère demoiselle était fâchée contre vous… et que c’est ennuyant d’être en bisbille entre locataires ; mais maintenant que cette chère demoiselle vous a pardonné, vous êtes à même d’apprécier la gentillesse de mon petit troisième ? Et vous le prenez ?

— Maintenant… je le prendrais encore moins, — répondit Gerald, en se hasardant de regarder Herminie.